48- La langue morte

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Là, derrière la porte. Juste à côté de la commode en bois blanc. Une silhouette, collée contre le mur. Je voulus allumer la lumière, mais l'ombre se déplaça au moment où j'avançais le bras. Par réflexe, je tentai de suivre son mouvement. Plus rien.

Regarde mieux, résidu d'homme.

Le flux gonfla en moi sous l'impulsion du svarai et ma vision se dédoubla aussitôt. L'obscurité était toujours présente, mais je la percevais différemment. La lueur de la lune, pourtant faible à l'approche du lever du jour, me fournissait toute la lumière dont j'avais besoin. Il était très étrange de voir le monde ainsi. Ma chambre se déclinait à présent en nuances de gris, je distinguais parfaitement les magazines, les manuels scolaires et les petits tas de linge informes qui jonchaient le plancher. J'aperçus une bottine de cuir près de mon jean de la veille. Alors que mon regard remontait le long de son propriétaire, la lumière éclata brusquement dans ma chambre. Je me protégeais les yeux tout en étouffant un juron quand une main se plaqua contre ma bouche.

— C'est moi !

Odeur de loup sur mes lèvres. Kila me libéra progressivement, mais elle laissa sa main sur mon épaule.

— Tu m'as fait peur, esh-kirith...

Je t'ai fait peur ? pensai-je en levant sur elle un regard ahuri. La kanash enchaîna sans attendre de réponse de ma part.

— Je ne te sentais plus ! Tu étais là et l'instant d'après...

Elle m'attira contre elle.

— Tout va bien, tu es là... acheva-t-elle en s'adressant davantage à elle-même qu'à moi.

Je me blottis comme un chaton au sein des bras qui s'ouvraient pour m'accueillir. J'aurais voulu rester ainsi pour l'éternité. Mais il y avait plus urgent que mon besoin de réconfort. Il fallait que je lui en parle.

— J'ai vu Meori. Dans mes rêves.

Je sentis les muscles de Kila se raidir sous l'effet de la tension. Il m'en coûtait de briser ce moment d'intimité, mais je savais à quel point le message de Meori était important. D'une voix douce, Kila demanda :

— Elle t'a dit quelque chose ?
Sula eshani esh-kirith, Eden. Aethnu'vai.
— Tu en es sûre ? vérifia la kanash après un long silence.

J'acquiesçai, puis me dégageai doucement de ses bras. Le temps de la tendresse était révolu.

— Qui est Aethnu ? demandai-je à mon tour.
— C'est le nom que nous donnons à la vallée. Quant à l'eshani...

L'élue des cendres... traduisis-je en mon for intérieur. J'attendis son explication, mais elle ne vînt pas tout de suite. Je dus l'encourager d'un léger mouvement de la tête pour qu'elle continue.

— C'est une vieille prophétie kanash, compléta finalement Kila. Ma mère m'en racontait souvent lorsque j'étais enfant. Elle s'intéressait beaucoup aux légendes anciennes.

Son regard se fit distant. Son corps était bien présent, mais son esprit voyageait vers un passé que je ne connaîtrais jamais.

— L'enfant du peuple des cendres empruntera trois chemins, récita-t-elle à voix basse. Il marchera sur les sentiers de la mort, il suivra la voie du kivari et il plongera dans l'abîme de la douleur. Quand il en émergera, sa colère enflammera les hommes et le sang souillé coulera. Alors, l'eshani verra le monde pour la première fois.

Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant