18- Madame Personne et le chevalier servant

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La pluie tambourinait sur le toit de la voiture. Elle rivalisait presque avec le bruit de la radio qui diffusait une musique de rap dont les basses vibraient beaucoup trop fort. Ma mère baissa le volume sonore, puis jeta un œil vers le ciel à travers le pare-brise.

— Mais quel temps de merde... Pas de chance, ma chérie. Ta nouvelle année commence sous la pluie.

Si seulement la pluie pouvait constituer l'unique contrariété de ma vie... J'acquiesçai cependant d'un mouvement de tête distrait. En temps normal, une mère accaparée par son travail, comme ma mère l'était, n'aurait pas noté ce détail. Mais Claire Atwood était inspecteur, et rien ne lui échappait.

— D'ailleurs, comment ça se passe ? Tu ne m'as rien raconté, tout va bien ? Comment sont tes professeurs ? Et tes camarades ? Comment tu trouves le lycée ?

Je fermai les yeux, ne sachant à quelle question répondre en premier ni de quelle manière. Comment ça se passait ? Pas très bien. Est-ce que tout allait bien ? Non, rien n'allait comme je le voulais. Comment étaient mes professeurs ? Comment répondre lorsque les cours n'avaient même pas encore débuté ? Pour mes camarades, je pouvais lui relater ma courte entrevue avec Jenifer Park, elle résumerait tout. Comment était le lycée ? Je ne pouvais pas encore en juger, mais je pouvais lui décrire la clairière du sous-bois dans les moindres détails. Je refoulai dans ma gorge toutes les réponses acides qui s'y étaient accumulées.

— Ça va, me bornai-je à répondre.

Ma mère impulsa un mouvement circulaire au volant de la voiture pour lui faire emprunter la voie de gauche.

— Attention, avec tous ces détails je risque de ne rien retenir ! commenta ma mère en accélérant légèrement.
— Comment je peux répondre à autant de questions avec un seul jour dans les pattes ? En plus, les cours n'ont même pas commencé ! répondis-je sur un ton légèrement agacé.

— Tu peux quand même me donner tes impressions au moins ? insista-t-elle tout en ralentissant alors que nous arrivions près du feu à l'angle de Kepling Street et Hoper Avenue.
— Ça va, répétai-je machinalement sans chercher à en dire plus.

Ma mère freina et la voiture s'arrêta au rouge. Je soupirai intérieurement. Le supplice de l'interrogatoire ne faisait que commencer. J'insultai silencieusement le feu pour son timing de merde.

— Et tes professeurs, comment ils sont ? reprit ma mère en se penchant vers moi.
— Ils sont normaux.
— Ça veut dire quoi ça, normaux ?
— Mais j'en sais rien, maman ! soufflai-je sans plus chercher à masquer mon irritation naissante. Ils sont normaux, voilà !

Je reportai mon attention sur le feu capricieux. Mentalement, je priais pour qu'il passe au vert au plus vite. Mais il ne semblait pas réceptif à mes prières. Je me concentrai à la place sur les lettres blanches inscrites sur la petite plaque verte placardée sur le mur de briques, de l'autre côté de la vitre. Kepling Street, remonter Hoper Avenue jusqu'au carrefour, prendre sur la gauche, continuer tout droit, puis tourner à gauche encore après les collines. Je retraçai mentalement le trajet jusqu'au lycée pour m'occuper, et supporter la pression de mon interrogatoire matinal. De l'oreille gauche, j'entendais le tapotement qu'effectuait ma mère sur le volant, signe d'un mécontentement sous-jacent chez elle. Claire Atwood n'était pas femme à supporter la résistance ouverte.

— Tu pourrais être plus agréable quand même, lâcha-t-elle finalement lorsque la voiture se remit à rouler.

Nous dépassâmes le feu tricolore qui avait enfin décidé de virer au vert. Pour ma part, je restais murée dans mon silence buté, persuadée de mon bon droit à conserver pour moi seule mes propres pensées. Si je te disais un centième de ce qui m'arrive, tu flipperais... pensai-je à part. Inquiète, je songeai soudain à sa réaction. Serait-elle déçue ? Pour les joints, c'était certain. Et pour le reste ? Comment réagirait-elle en voyant les filaments qui se répandaient sur ma peau ? Je n'étais déjà moi-même pas certaine de savoir comment réagir, alors... Inconsciemment, je m'enfonçai un peu plus dans le siège passager, avec l'impression stupide mais nécessaire de mieux lui dissimuler mon nouvel état.

Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant