Kivari #1

28- Kivari

— Te voilà... murmura Kila à l'attention du lion des montagnes qui venait de pénétrer dans la clairière.

Je me figeai sur place. Un lion des montagnes ? Ici ? Sans quitter le terrifiant animal des yeux, je tentai aussi discrètement que possible d'avertir Kila en tirant sur sa tunique : nous pouvions encore nous enfuir, l'animal ne nous avait pas remarquées !

— Je l'attaque par devant, souffla Kila. Toi, tu fais le tour et tu attends mon signal. Tu le prendras par revers.

Je la dévisageai comme si elle venait de me demander d'atteindre la lune en battant des bras. Elle comptait attaquer l'animal ? Avait-elle perdu la tête ?

— Kila... soufflai-je d'un ton pressant alors que la sueur commençait à perler dans mon dos.

La seule idée que le fauve puisse nous entendre...

— Contourne-le, m'intima la kanash. Mais reste cachée et ne fais pas de bruit. À deux, on peut le...

Kila s'arrêta tout à coup. La vie cessa momentanément son cours lorsque le vide oppressant de la peur s'empara de moi : il nous avait vues.

— Voilà ! pesta Kila en se redressant à demi. On a trop tardé. Plus l'élément de surprise, maintenant. Tu es trop lente, esh-kirith !

Je la regardai avec des yeux ronds, sans plus chercher à faire preuve de discrétion à présent. C'était trop tard. Le lion des montagnes nous avait aperçues, et à la vue du lièvre qui détala sans demander son reste, je compris que ce dernier ne l'intéressait définitivement plus. Le lion des montagnes fit un pas en notre direction, et je sentis la peur m'envahir au point de ne pas pouvoir me lever. De couleur gris fauve, il mesurait près de deux mètres de longueur. Ses pattes puissantes s'abattaient sur le sol avec l'assurance caractéristique des grands félins. Le fauve s'arrêta soudainement, ses moustaches s'agitant brièvement autour de son museau parsemé de taches blanches. Nous étions un objet de curiosité pour lui, avec de la chance, il s'en irait peut-être ? Mais le félin reprit sa lourde marche vers nous. Il me sembla même qu'il avançait plus vite. Je maudis le manque de discernement qui m'avait poussée à suivre la kanash dans les bois.

— Attaque en premier, conseilla Kila.

Voyant que je n'obéissais pas, Kila me jeta un bref regard ennuyé, puis se fixa de nouveau sur le fauve qui avançait franchement vers nous à présent. Sa démarche prédatrice me terrorisait.

— Esh-kirith ? me glissa la kanash sans quitter le lion des montagnes des yeux.

Avec un miaulement tonitruant qui me fit trembler des pieds à la tête, l'animal bondit soudainement sur nous.

— Esh-kirith ! hurla Kila en se redressant subitement.

Le journal du lycée. Ce fut ma première — et dernière — pensée cohérente tandis que les pattes avant et la large gueule du lion des montagnes apparaissaient au-dessus des buissons. Quelle photo Liam choisirait-il lorsqu'il publierait un article consacré à ma mémoire dans les colonnes du Sundry ? Stupidement, je me demandai si Luke Evans le lirait, et si la nouvelle lui briserait le cœur. Je songeai ensuite à ma mère, furieuse après l'établissement scolaire pour avoir laissé un animal sauvage rôder aussi près de l'enceinte du lycée. Leur ferait-elle un procès ? Je n'eus pas le temps d'approfondir mes réflexions post-mortem ; d'un puissant revers de la main, Kila me repoussa tandis que le lion des montagnes s'abattait sur elle.

— Kila ! hurlai-je dans ma tête.

Incapable de bouger, je tombai au sol alors que Kila disparaissait sous la masse du fauve. Il l'avait tuée... Inerte, je voulus puiser en moi la force de réagir, de me lever, de faire quelque chose. N'importe quoi, tout sauf ça... pas elle. Pas moi. Pourquoi ? Je n'avais que quinze ans. Et mourir de manière aussi atroce... comme je regrettais d'être venue. Mais il était trop tard, à présent. Le lion des montagnes releva soudainement la tête, la secouant frénétiquement de gauche à droite. J'eus un haut-le-cœur en imaginant le membre arraché de Kila qu'il devait probablement incurgiter. Ce fut à ce moment que j'aperçus la chevelure noire de la jeune kanash voler derrière la gueule du fauve. Kila apparut soudainement dans mon champ de vision, non seulement bien vivante, indemne, mais surtout transformée : les traits durcis, elle semblait habitée par une étonnante force de vivre et de vaincre. Elle évitait avec beaucoup d'adresse les violents coups de patte de son adversaire félidé.