Je quittai Manèves pour une plus grande ville, Pont-Polly, à trente minutes de voiture. Le lycée était deux ou trois fois plus grand que le collège d'où je sortais. J'avais insisté pour que mon père ne m'accompagne pas et me dépose simplement. Je voulais faire la grande, et ne plus montrer ma timidité.Mais devant la cour d'entrée immense, les éclats de rires des élèves qui chahutaient résonnèrent dans mon ventre et me crispèrent. Pour me donner du courage, je fichai mes écouteurs dans les oreilles et lançai le Hands Clean d'Alanis Morissette.
J'avais eu le temps de penser à cette étape importante tout l'été et j'étais bien résolue à abandonner l'Amanda trop effacée. Personne ne me connaissait, à part Laura, dans ce nouvel établissement. Un nouveau départ était possible, je voulais pouvoir être sociable, m'épanouir, sans pour autant aligner les amitiés éphémères.
Je contractai plus fort ma main autour de la lanière de mon cartable neuf et avançai d'un pas conquérant vers les listes affichées sous les arches du préau. Ma meilleure amie émergea du flot et je me sentis mieux. Mais Laura n'était pas dans ma classe, alors nous convînmes de nous retrouver à chaque pause et à la cantine.
C'était à peu près tout ce qui m'avait vraiment marqué ce jour-là. Le reste était trop confus, à l'image de mes pensées : plein d'informations données, plein de documents distribués, des règles à retenir. En trois heures, c'était bouclé.
Ma mère vint nous chercher, Laura et moi. Nous mangeâmes ensemble, et ils nous posèrent plein de questions sur le lycée, lançant des « ça va vous plaire », « sûrement les meilleures années ». Notre enthousiasme était plus mesuré. Trop tôt pour se prononcer. Si nous avions été dans la même classe, ça aurait été parfait. Et d'un autre côté, peut-être que ça m'avait au contraire aidé à lier de nouveaux liens.
Les premiers jours, il me semblait que je ne me comportais pas de manière naturelle. En tout cas je me forçais : à avoir l'air heureux tout le temps, à rire aux moindres blagues, à participer aux conversations même si elles ne m'intéressaient pas. L'avantage, c'était que peu de gens se connaissaient dans la classe, alors nous étions tous plus ou moins sur un pied d'égalité.
Ces premiers jours sont cruciaux, ils vont déterminer notre place au sein du groupe, et je voulais clairement sortir du lot et ne pas me retrouver dans l'invisibilité.
A la fin du mois de septembre, l'ambiance dans la classe était encore bon enfant. Je parlais à tout le monde, nos options et langues étrangères permirent de nous mélanger souvent, en groupes réduits. Mais, inévitablement, des groupes commencèrent à se former. La plupart du temps, je traînais avec trois filles : Elie, Chimène et Alice. C'était à qui parlerait le plus fort, ou rirait le plus fort, de manière distinguée, pas comme des écervelées non plus. Mais on sentait qu'il fallait que l'on nous remarque, même si c'était inconscient.
Dans les couloirs, pendant les changements de salles, ou pour se rendre à la cantine, ou sortir même du lycée, j'échangeais souvent avec Kilian ou Edouard. Les deux lycéens traînaient tout le temps ensemble, et jouaient dans l'équipe de volley. Malgré leurs différences physiques, l'un était brun et pâle, l'autre blond et bronzé, ils se ressemblaient dans leur attitude. Ils devinrent instantanément étiquetés « sportifs-cools-très intelligents-et-charmeurs-de-la-classe ».
Ce fut Alice qui me mit sur la voie :
– Ils te draguent, Amanda ! T'es myope ?
C'était plutôt un jeu entre nous. Je n'y croyais pas. Mais j'étais contente de savoir que j'avais l'ascendant sur le groupe des filles.
Que ce soit Kilian ou Edouard, nous ne devions pas nous parler plus de cinq minutes par jour. Parfois, il y avait même des jours où on ne s'adressait pas du tout la parole. Les plus longues pauses et le repas du midi étaient dédiés à Laura.