Le cas Marco Bott

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- Il a qu'à crever, cet enfoiré. Je vois pas pourquoi on devrait suer à soigner un type pareil ! , cracha Thomas. Et j'ai pas envie que mes impôts servent à sauver les miches d'un meurtrier !

Il était neuf heures du matin et l'équipe soignante au grand complet était réunie pour la réunion de synthèse journalière. L'odeur du café fraîchement coulé emplissait l'air. Autour de la table, personne ne moufta aux propos de Thomas. Après tout, l'infirmier n'avait fait que dire tout haut ce que la plupart d'entre nous pensait tout bas. Était-ce juste de bloquer un précieux lit de réanimation pour un type qui avait tué deux personnes et tenté d'en abattre un plus grand nombre ?

- C'est comme ça : il est dans notre service, on le soigne, un point c'est tout. Y'a pas à discuter , finit par rétorquer Larry, notre chef de service. S'il s'en sort, la justice se chargera du reste.

- La justice ? Laissez moi rire ! , grogna Thomas.

- Ouais, c'est presque émouvant votre discours, docteur ... Mais en attendant, lequel d'entre vous accepte de le prendre en charge ? , lança Gaby, une aide-soignante, en promenant son regard d'un médecin à l'autre.

Tous, sans exception, détournèrent les yeux, trouvant subitement un intérêt particulier à détailler les néons du plafond ou à se plonger dans la lecture des dossiers médicaux posés devant eux. Après quelques instants de silence, le chef de service trancha sans s'embarrasser d'y mettre la moindre forme :

- Sainte Ava s'occupera de lui, lança-t-il en plongeant un regard de défi dans le mien.

"Sainte Ava", c'était l'aimable sobriquet dont l'équipe m'avait affublé quelques jours à peine après mon arrivée. Je crois que personne dans l'équipe ne supportait ma réserve ni ma discrétion. Dans un service comme celui-ci, il fallait avant tout des gros bras et des grandes gueules, des types qui n'avaient peur de rien ni froid aux yeux. Bref, je ne collais pas du tout au portrait, ce qui avait le don de les exaspérer et de faire grincer des dents. De mon côté, je décidais d'encaisser leurs réflexions sans broncher en attendant le moment de ma revanche. Cette équipe ne faisait que rejoindre la longue liste des personnes à qui je devais prouver que j'étais quelqu'un de capable.

Et le Dr Larry Gross venait de me servir une opportunité en or.

* * * *

Seuls les bips du scope et le chuintement de la ventilation artificielle se faisaient entendre dans la chambre. Depuis de longues minutes déjà je me tenais debout, au bord du lit, les yeux rivés sur mon nouveau patient. Interdite, je détaillais son visage. Même plongé dans un coma artificiel et la bouche dissimulée sous le masque de ventilation, les traits de Marco Bott restaient enfantins, doux, presque naïfs. A plusieurs reprises, je vérifiai son âge sur le dossier médical que je tenais à la main. Vingt-huit ans. Soit un an de plus que moi. J'avais beau me douter qu'en matière de criminalité il ne fallait pas se fier aux apparences, j'avais tout de même un peu de mal à croire que ce type à la coiffure proprette et aux joues parsemées de tâches de rousseur était un terroriste.

J'ouvris le dossier et parcourus à nouveau le compte-rendu de mon collègue et du chirurgien qui avaient pris le jeune homme en charge à son arrivée. Le patient souffrait de deux plaies pénétrantes, l'une au thorax et l'autre à l'abdomen. Si l'hémorragie avait été importante, l'état hémodynamique du patient semblait maintenant relativement stable. Par contre, il souffrait de nombreuses lésions associées dont plusieurs fractures. Bref, Marco Bott n'était pas encore tiré d'affaire. Mon rôle consisterait donc à surveiller l'évolution de son état général et à prévenir toute complication.

Je jetai un dernier coup d'œil au visage pâle et figé du jeune homme avant de quitter la chambre et de me diriger vers la salle de repos réservée aux internes, pour me plonger dans la lecture détaillée du dossier. En entrant, mon attention fut immédiatement captée par un carton posé sur la table ronde au centre de la pièce. Je m'approchai. Un petit mot avait été déposé sur le dessus, à mon attention : "Rdv avec commissaire 15h dans mon bureau. N'oublies pas d'apporter le dossier médical et le carton. Larry". Il n'était pas étonnant que la police souhaite nous rencontrer, mais je ne m'étais pas attendue à ce que le commissaire se déplace en personne. Par curiosité, j'ouvris le carton et compris qu'il s'agissait des affaires personnelles de Marco Bott, celles qu'il avait sur lui à son arrivée à l'hôpital. Je m'autorisai à inspecter plus sérieusement le contenu du carton. J'y trouvai un trousseau de clés, un petit couteau pliable et un porte-feuille contenant quelques billets, une carte bleue, un permis de conduire ainsi que la photo d'une jeune femme au sourire radieux. En prenant ces effets en main, un petit objet s'échappa et tomba au sol. Penchant la tête, je découvris une clé USB échouée sur le carrelage de la salle de repos. Je me dépêchai de la ramasser et de tout remettre dans le carton alors que des bruits de pas me parvinrent du couloir. On toqua à la porte et Thomas apparut dans l'entrebâillement :

- C'est pour toi, Ava , me dit-il en me tendant un téléphone.

- Qui c'est ? , chuchotai-je. 

- Quelqu'un qui a refusé de se présenter, grogna-t-il. Elle m'a juste répété en boucle qu'elle voulait parler au médecin qui s'occupe de Marco Bott.

Je saisis le téléphone et Thomas me jeta un regard oblique.

- Tu sais, la police a interdit les visites pour cet homme ... je suis pas sûr que ce coup de fil soit très légal du coup, dit-il sur le ton de l'avertissement avant de disparaître.

Thomas n'avait pas tout à fait tort de s'inquiéter, mais tant que je restais dans le respect du secret professionnel, qu'y avait-il de mal ? D'autant que cette personne pouvait potentiellement m'en apprendre plus sur l'histoire de mon patient et sur ses antécédents. Je pris une inspiration et portai le téléphone à mon oreille.

- Allo ?

* * * *

- Il faut me croire, docteur ! , me supplia-t-elle une fois de plus. Mon neveu est innocent ! Il n'aurait jamais fait de mal à qui que ce soit ! Je ne comprends pas ... Je ne comprends pas ce qui se passe ...

La détresse de la femme à l'autre bout du fil était plus que palpable. Elle s'était présentée à moi comme étant la tante et la seule parente de Marco Bott.

- Madame, je ne suis pas là pour établir son innocence ou sa culpabilité. Je suis là pour prendre soin de lui, et c'est ce que je compte faire, tentai-je de la rassurer.

Je l'entendis hoqueter et sangloter avant de se reprendre pour me parler de son neveu. Marco était un jeune architecte à la vie bien rangée, marié depuis tout juste huit mois avec une officière de police. Sûrement la jeune femme sur la photo, pensai-je.

- Elle était promis à une brillante carrière, mais elle a été retrouvée morte il y a deux semaines. Et ... elle était ... enceinte, hoqueta la femme avant d'exploser en sanglots.

Mes yeux s'écarquillèrent et je manquai de m'étouffer avec ma salive. Je me sentais mal à l'aise depuis que mes yeux s'étaient posés sur le visage de Marco, mais ce n'était rien en comparaison de ce que je ressentais en écoutant cette tante éplorée. Quelque chose ne collait pas. Vraiment pas ! Un terroriste jeune marié et futur papa qui tirait au hasard dans la foule mais qui se promenait aussi avec un vulgaire opinel ?! Ça n'avait aucun sens ...

- En avez-vous parlé à la police ? , demandai-je.

- Oui, arriva-t-elle à articuler entre deux sanglots. Mais l'officier ne m'a pas prise au sérieux.

- Écoutez, je dois rencontrer le commissaire cet après-midi. Voulez-vous que je lui en glisse un mot ?

- Oui, merci, bredouilla-t-elle en retrouvant un peu de contenance.

Avant de raccrocher, je lui laissai le numéro de ma ligne directe et l'invitait à me rappeler pour que je lui donne quelques nouvelles de l'état général de son neveu ainsi que de mon entrevue avec le commissaire.

A 15h, comme convenu, je me retrouvais dans le bureau du chef de service. Le commissaire avait un peu de retard et nous en profitâmes pour faire le point sur l'état de mon patient. Je passai sous silence l'épisode du coup de fil de la tante éplorée. Nous fûmes finalement interrompus par une série de petits coups secs à la porte.

- Entrez ! , fit Larry d'une voix claire.

La porte s'ouvrit et laissa apparaître un homme de haute stature, emmitouflé dans un imperméable noir malgré la chaleur de ces journées d'été. Son visage était austère mais son regard brûlait d'une lueur déroutante. Larry se leva et s'avança vers l'homme en lui tendant une de ses grosses paluches.

- Docteur Gross ! , fit l'homme en glissant sa main dans celle de mon chef, et en se fendant d'un large sourire qui m'arracha un frisson.

- Commissaire Ackerman !

Sa voixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant