Bruckston

Chapitre XXII

Dans la voiture qui me traînait hors de la ville de Bruckston, je regardait la jungle urbaine qui se profilait dans le courant du périphérique de Bruckston. Le ciel était d'un noir obscur, parsemé par les éclairages. Cette route était agréablement glauque. J'étais dans un bon état d'esprit dans une situation abominable pensait-je une bouteille de vodka à la main. Mais dans l'objectivité des choses, je n'était pas bien du tout. Avec Marlène c'était terminé. C'était certes une relation assez distante, mais je n'allais pas retrouver l'amour un bon bout de temps avec mon état. J'étais stressé par tout et par rien, et mon alcoolisme passif (que je ne considérait même pas en tant que tel auparavant) s'était changé en beuverie quotidienne. Je n'avait plus les idées claires, et je sentait cela allait empirer jusqu'à la mort potentielle. Depuis quelques jours, je ne faisait que travailler toute la journée et prendre quelques drogues dures le soir que Geordie me faisait partager dans les bars. Des buvards, des pilules, de la poudre blanche tout en isolant les différentes prises. Ce genre de choses me donnait beaucoup de psychose, et me renvoyait parfois à des évidences monstrueuses, des idées sur la vie elle même qui n'avait aucune pitié. C'est pourquoi je n'en n'était pas accro. C'était agréable sur le moment, mais on regrettait souvent d'en prendre à cause de certains effets secondaires à long terme qui ne rendait plus du tout euphorique.

C'est pour ça que je quittait Bruckston pour me rendre à New York. Dire que j'y allait pour faire une désintox-thalasso serait mentir, en vérité je recherchait un ancien député socialiste viré à grand coup de pompes par Donoré et il s'était réfugié dans les vieux quartiers de Manathan pour échapper aux hordes de Chapeaux Noirs qui lui courait après. Pour parler de Bruckston, ces temps-ci Donoré avait gagné l'élection officiellement. Les trois quarts des articles ont été revus, la moitié du gouvernement parti en fumée, des restrictions budgétaires sociales drastiques, et des émeutes un peu partout. Je préférais presque en rire qu'en pleurer mais la situation était plus que grave. Et même moi qui vivait encore une vie d'étudiant (alors que j'étais journaliste) mon loyer avait été décuplé et me nourrir commençait à devenir de plus en plus spartiate. Heureusement que la presse marchait bien. Les gens du 14ème de la zone industrielle qui étaient déjà en état de quasi-bidonville devait ressembler à une apocalypse désormais. La seule chose positive qu'on pouvait noter, c'était les ligues fascistes se faisaient réduire en poussière. Même si les chapeaux noirs tiraient les ficelles. Et ceci dit, les communistes n'en étaient pas moins épargnés. Certains reprochaient à Donoré d'avoir triché, mais c'était ainsi. Élu premier ministre pour 5 longues années, et eux ne savaient pas que ça durerait le plus longtemps qu'il ou plutôt qu'ils voudront. Mes pensées s'arrêtèrent la frontière entre Bruckston et les états unis. 1H de route déjà. En haut d'une colline, Boston commençait à se faire voir, et plus loin New York. J'étais arrivé sur le continent américain là bas, lorsque je devait avoir cinq ans. Je partit de la banlieue très éloignée de New York à l'âge de 14 ans pour Bruckston qui commençait à prospérer. J'ai fait toute ma vie dans cette ville. Je me souviens très peu de ma vie aux États-Unis. Et je n'y suis jamais retourné depuis que mes parents après avoir gagné assez d'argent décidèrent par la mal du pays à aller vivre loin en Écosse. On va dire que j'étais assez séparé de la famille. D'autant plus que la majorité était encore je ne sais où en Europe de l'est. Dieu sait dans quel état.

Sheldon descendit du tramway d'un pas assuré, sortant une de ces cigarettes que l'on n'allume que à la sortie d'un transport en commun. Il traversa la rue Gambetta, sur la place Édith Piaf. Le quartier populaire du 20ème arrondissement de Paris était bien actif, en fin d'après midi, où les bars attendaient la sortie d'usine des ouvriers qui allaient tous se ruer sur une bière. L'univers de ce quartier était assez particulière, des immeubles de style haussmanniens à base de briques, et des usines de l'autre côté de la frontière entre Paris et la banlieue. A cette époque, la ville était encore très partagée, et les quartiers industriels et populaires se situaient dans l'est de la ville, du 13ème arrondissement au 20ème en passant par le 12ème. Il s'assit sur un banc au beau milieu de la place. Il écrasa sa cigarette par terre. Un homme habillé en costard avec un chapeau se fendit dans les passants et marcha rapidement vers le banc pour s'y asseoir. Il avait un fin visage prit par la préoccupation. Il chercha quelque chose dans sa poche et en sortit quatre documents pliés. Il les tendit à Sheldon.

"C'est eux les fous furieux de la tuerie."

Sheldon déplia l'ensemble, et y découvrit des photos d'identité parfois barrées, parfois avec une destination ou simplement un point d'interrogation.

"Toutes ces ordures ont filés un peu partout. Certains sont à ce jour introuvable. Un gars est carrément parti vivre en Australie.

- Merci Mark. Qu'en est-il de ta carrière?

- J'arrête d'être agent double. C'était trop dangereux. Je me suis enfuit il y a deux jours sans laisser de trace et boucler ton affaire.

- Ça va être plus complexe sans toi. Tu sais, c'est la folie à Bruckston. Personne ne comprend ce qu'il se passe dans leur propre ville. Le motif de la fusillade dans l'esprit des gens est absolument inconnu, ils ne savent ni pourquoi, ni comment, et surtout qui. J'y apporterait les réponses, mais si ce que je craint est vrai, ce sera alors plus compliqué que prévu.

- Ce que tu craint?

- Donoré est pas blanchi dans cette histoire, et Powinski a raison. Cet enfoiré est dans tout ça. Les sondages sont démesurés, et les responsables font comme si ils n'en savaient rien.

- Et ça recommence, comme à Cap Caranaval. Tu sais, Paris est passée par là elle aussi.

- Paris est bien trop vieille pour laisser passer un dictature Mark. Bruckston est une ville jeune, populaire, et propice à une prise de pouvoir.

- Si tu le dit. De toute façon, Bruckston c'est une ville de fous furieux. Les gens qui passent leur journée là bas doivent avoir des difficultés tout les jours. Non mais sérieusement, quatre-cents morts dans une manifestation de routine c'est un record mondial. Alors avec les tensions actuelles, merci bien.

- On s'habitue. - Sheldon rangea la paperasse dans sa veste, et tendit dix billets à Mark -

- Merci. J'espère que tu vas t'en sortir.

- Je l'espère encore plus. Maintenant je dois me rendre à Cap Carnaval rejoindre Alphonse. Sans ton aide je n'en serait pas là. J'espère qu'on bossera de nouveau ensemble.

- Ca risque pas, maintenant que je suis à découvert."

Sheldon se leva et traversa la rue pour descendre les marches de la station de métro. Alors ça y est. Alfredo Gonzolueli ; Fui en Colombie. Il détenait maintenant des pistes sûres, et plutôt complètes. John Lanzac ; fui à Brooklyn. L'enquête avait été tellement sombre, il avait l'impression d'avoir fait un pas colossal. Fred Writsch fui en Allemagne (?). Le métro se lançait dans sa course infernale, Sheldon commença à sentir une certaine mélancolie à ses horreurs commises par ces gens venus de partout pour commettre l'irréparable et disparaître aux quatre coins du monde. Felipe Lueno mort au volant (accident) avec trois otages, au niveau de New York après 3h de fuite. Beaucoup n'étaient bien sur pas dans la liste, du fait que les corps soient trop abîmes ou que tout simplement on ne sache pas très bien qui a filé, qui a été mort ou pas. Yvone Lansarie ; suicide pour cause d'impossibilité de fuir dans le 8ème arrondissement. Suicide avec: Vladmir Nosvilania et .

Sheldon se demandait même si les meurtriers voulaient vraiment faire ça. Par pur conviction. Ou obligation. Il était sûr que certains avaient dû avoir une prise de conscience de la situation de façon objective. Plus jamais ça. Plus jamais d'évènements pareils.