17 - Evan

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En faisant demi-tour, Léonor commente notre rencontre inattendue avec Nolan :

– Je l'avais jamais rencontré. Ça n'a pas eu l'air de lui poser problème que ne vous vous rappeliez plus de son prénom.

– Je ne me souvenais pas qu'il était aussi joyeux, avoue Emilien.

– N'empêche, la conversation aurait été moins bizarre si Ludo avait été là, dis-je, nostalgique.

Emilien hoche la tête.

– Je confirme, dit-il après un silence. Et on n'a plus aucune nouvelle, de nulle part en France, ni dans le monde, d'ailleurs. Rah, pourquoi c'est Marseille qui est coupée de tout ? s'exclame-t-il en tapant rageusement dans une poubelle sur le trottoir, qui se renverse dans un bruit mat.

Léo et moi explosons de rire face à la mine déconfite d'Emilien quand le propriétaire de ladite poubelle passe la tête par la porte de sa maison pour engueuler notre ami. Ce dernier se confond en excuses et revient vers nous encore plus énervé.

– En plus, personne n'est sympa. On devrait être solidaires, non ? Pourquoi personne n'aide les autres ? reprend-il.

– Mec, tu viens de donner un coup de pied dans une poubelle. T'appelles ça "être solidaire" ? s'amuse Léo.

Je n'avais pas remarqué à l'aller mais beaucoup de câbles électriques sont tombés sur le bord de la route. Cela explique le manque de communication à Marseille. D'ailleurs, il paraît que Nice est coupée du monde elle aussi. On est deux.

Après quelques minutes de marche seulement, alors que nous traversons la route pour changer de trottoir, une branche tombe à côté de nous. Léonor me jette un regard entendu.

– Cette situation ressemble beaucoup trop à l'autre jour, en allant au lycée, dit-elle.

Je hoche la tête, inquiet moi aussi. J'ai peur que l'on finisse écrasés sous une branche. Tout à l'heure, ce n'est pas passé loin.

– Je propose qu'on accélère le rythme, propose Emilien, inquiet lui aussi.

Léo et moi acquiesçons en silence, la gravité de la situation nous tombant dessus tout à coup.

– On était à deux doigts de mourir, dis-je d'une voix blanche.

Cette phrase tourne en boucle dans ma tête jusqu'à ce que nous arrivions à proximité de chez nous dans un silence de plomb. Lorsque nous sommes devant la maison d'Emilien, nous lui adressons un bref "à bientôt" avant de reprendre notre chemin. J'accompagne Léo jusque chez elle, je salue ses parents puis je rentre à mon tour retrouver ma famille. Je pousse la porte d'entrée quand ma mère prend la parole :

– Salut mon chéri ! Alors ça s'est bien passé cette petite balade avec tes amis ?

– Ça peut aller. Maman, elles sont où les filles ?

– Dans leur chambre je crois. Pourquoi cette question ? Tout va bien mon grand ?

Je vois bien que ma mère commence à s'inquiéter alors je réponds brièvement :

– T'inquiète pas, ça va. Bon, j'ai des devoirs à faire.

– Travaille bien ! dit-elle, rassurée.

Je contourne la table pour lui faire un bisou et je monte les escaliers. Une fois en haut, j'ouvre la porte de la chambre que partagent mes sœurs. Je les trouve assises par terre en train de faire une partie passionnée de Mille bornes.

– Coucou les filles ! Vous vous amusez bien ? je demande, le sourire aux lèvres.

– Evan ! T'étais parti où toute la journée ? me questionne Luna, la plus petite.

– J'ai fait un tour dans Marseille avec Léo et Emilien, je réponds en allant la prendre dans mes bras.

– Y'avait pas Ludo ? continue Juliette, curieuse.

– Je t'ai déjà dit qu'il était parti à Toulouse avec ses parents, tu sais bien, je lui réponds tristement.

– Il te manque ? renchérit ma sœur avec un sourire espiègle.

Je réfléchis quelques instants avant de répondre :

– Un peu, oui. Surtout quand on est tous les trois avec Léo et Emilien. Il manque quelqu'un. Il y a une place de libre. Ça fait vide, quoi.

Je tourne la tête et vois que Luna, qui ne prend pas part à la discussion, attends avec impatience que Ju' retourne jouer avec elle.

– Bon, je vous laisse les filles. Eh, Luna, tu gagnes hein ! je lance avec un clin d'œil.

– Ouais, c'est ça, échappe toi quand on te pose des questions qui te plaisent pas, ricane Juliette. Allez, à plus frérot, termine-t-elle en rigolant.

– C'est ça, moque toi pendant que t'y es !

Sur ces mots, j'adresse un dernier sourire à mes sœurs avant de quitter la chambre et de fermer la porte. Je me dirige vers ma propre chambre, puis je m'arrête à mi-chemin, face à la fenêtre. D'ici, je peux voir la maison de Ludo inhabitée. Je me souviens alors du jour de notre rencontre.

Nous venions d'emménager. Mes parents m'avaient emmené pour la deuxième fois chez le glacier du coin de la rue, parce qu'ils disaient que les glaces étaient délicieuses. Arrivés là-bas, nous avons vu un autre petit garçon avec ses parents. C'était Ludo. Il était en train de commander une glace. Je l'ai entendu dire "fraise", comme ce que j'avais pris la veille. Ses parents ont payé et ils se sont un peu écartés en continuant de discuter avec le marchand.

Mon père s'est avancé et m'a demandé le parfum que je voulais prendre. J'ai répondu "fraise", évidemment. Le petit garçon d'à côté m'a observé avec un regard nouveau. Je voyais bien qu'il était dérangé par ma couleur de peau, il n'avait pas l'habitude. Mais j'ai senti dans son regard que choisir la même glace que lui, c'était comme lui faire signe que j'étais tout aussi normal que lui.

Il m'a souri. Je lui ai souri à mon tour. De là, nos parents se sont mis à discuter. Ils se sont alors rendu compte que nous étions voisins. La mère de Ludo, Céline, a proposé à mes parents de venir boire le café chez eux, en gage de bienvenue. Ma mère a accepté avec plaisir, et nous avons pris la route du retour.

Ludo et moi avons joué tous les deux tout l'après-midi. Je ne voulais plus rentrer chez moi, même si c'était juste à côté. Bien sûr, je pouvais aussi le voir à l'école, mais je savais ce ne serait pas pareil. Et j'avais raison.

Le lendemain, en arrivant devant l'école, j'ai vu mon nouvel ami en compagnie d'un autre garçon qui avait un air sympathique. J'ai fait signe à Ludo en souriant. Il m'a jeté un regard suppliant et désolé, puis a détourné le regard. Je ne comprenais pas ce que j'avais fait de mal, alors je suis parti jouer avec Léonor.

Depuis, Ludo, Emilien, Léo et moi, nous ne sommes amis qu'en dehors des cours. J'ai compris ce qui repoussait Ludo quand nous étions en public : ma couleur de peau. Je suis noir, il est blanc. C'est comme ça. Mais je m'en contente. A vrai dire, je sais faire la différence entre ceux qui ne m'aiment vraiment pas et Ludo et Emilien. Eux m'apprécient vraiment, même s'ils ne veulent pas rester avec nous, Léo et moi, au lycée. 

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