Chapitre 8

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L'odeur du café de la cuisine montant aux narines d'Aurélien aurait pu le réveiller, mais ce fut simplement son frère en se levant du lit qui le fit ouvrir les yeux. Le blondinet salua son père en grommelant tout en entrant dans la cuisine où son père sirotait son café en lisant l'Humanité, le journal fondé par Jean Jaurès. Pierre n'était pas particulièrement communiste, mais il aimait bien ce journal et son humeur. Quand il était jeune, il était allé une fois à la fête de l'Huma et en avait gardé un souvenir mémorable. Mais si Pierre lisait ce journal communiste, il lui arrivait parfois de lire Le Monde ou Libération. Il avait même déjà acheté le Figaro, mais c'était une expérience qu'il n'avait pas eu envie de reproduire.

Son père ne prit même pas la peine de lui répondre, et le garçon ne chercha pas sa mère : elle était déjà partie au boulot pour faire le ménage. Aurélien avait avalé quelques tartines à la confiture de fraises acheté en réduction chez Stoc, et avait récupéré son sac dans l'entrée avant de filer pour le collège, il était déjà en retard. Sur son chemin, il avait humé l'air pollué de sa ville, cherchant à se calmer. Il n'était pas prêt à revenir à l'école. Le blond aurait préféré rester dans les Cévennes, profitant de ce si bel endroit vallonné et du peu d'âmes vivant dans les pâturages. La route en bitume et les bruits de la ville ne l'enchantaient guère.

Quand il était arrivé dans sa classe, en science-physique, il avait salué ses amis, ils étaient tous les quatre dans la même classe, mais en demi-groupe pour le début de la matinée. Le professeur de science-physique avait classé par ordre alphabétique les enfants dès le début de l'année, et Aurélien se retrouvait à côté d'une certaine Mélanie. Ils ne bavardaient pas. La gamine préférait parler maquillage avec ses trois amies superficielles, dans sa classe, Marion, Chahida et Audrey. Aurélien Fournier se classait donc à F, à côté de Mélanie, avec son patronyme en G.

Aurélien détestait son prof de science-physique. Non, vraiment. Il ne pouvait pas le saquer. Premièrement, il sentait une odeur de cigarette roulée et de bière ambrée. Deuxièmement, il ne l'avait pas laissé s'installer à côté de Dino et l'avait placé avec cette pimbêche de Mélanie. Et troisièmement, il lui avait mis un deux sur vingt. Et ça, Aurélien ne l'avait pas accepté, parce qu'il tenait à se maintenir à onze de moyenne. En plus, et là, ce n'était pas là faute du dit professeur, il avait science-physique dès le lundi matin à huit heures, et ce n'est pas ce qu'il préférait, pour dire vrai. Le dimanche soir, il aimait bien veiller tard, comme pour faire le deuil de ce week-end déjà terminé. Parfois, il attendait que minuit ait sonné sur son réveil, que le petit douze soit dépassé en se disant que lundi était déjà arrivé. Nicolas, lui, ne dormait pas non plus. Il lisait ses revues avec sa petite lampe, révisait sur la table en bois d'olivier ou rêvassait. Ces soirs-là, Aurélien et Nicolas devenaient complices. Ils se parlaient beaucoup, devenaient des frères soudés alors que le jour, le plus grand des deux ignorait littéralement son cadet. Nico avait d'ailleurs confié nombres de ses secrets à son petit frère, discutant avec lui de lit à lit, ou l'été, en ouvrant la fenêtre qui laissait une sorte de minuscule balcon à leur portée. Pendant cette saison, s'ils n'étaient pas chez leurs grands-parents, ils passaient leurs nuits à discuter, la fenêtre ouverte par les temps de canicule. On pouvait dire ce qu'on voulait de leur complicité, mais dans ces moments-là, ils leur arrivaient de parler de choses profondes : la vie, la mort, l'amour... Nicolas avait avoué à son blondinet de petit frère (lui était brun, comme sa mère) qu'il sortait avec une fille, une certaine Johanna. « Elle vient des Chutes-Lavies ! Boulevard Honorest en plus ! Je sais pas si tu te rends compte, c'est chez les gens friqués ! Je te la présenterai un jour. »

Nicolas fumait. Tout son argent de poche passait dans les cigarettes. Tous les soirs, il avait son rituel : il s'en craquait une à la fenêtre. L'hiver, le froid venait faire frissonner la peau sensible d'Aurélien, qui voyait d'un mauvais œil chaque fois que son grand frère avalait la nicotine si nocive. C'était justement sa copine des quartiers résidentiels de l'est qui l'avait entraînée avec elle. Bourgeoise, elle avait bien l'argent pour se payer sa drogue, contrairement à son copain. Elle fumait presque un paquet par jour, dans le plus grand des secrets. Aurélien n'appréciait guère cette Johanna. Il ne l'avait jamais vraiment vu, mais rien qu'à son caractère énoncé par Nico durant ces longues soirées d'été, il n'avait pas envie de la connaître. Elle devait être à la mode, toujours les dernières tendances sous le bras. Le blond avait d'ailleurs du mal à comprendre comment son frère avait pu se dégotter ce genre de fille.

Aurélien était enfin revenu à la réalité quand il avait vu que le tableau noir se remplissait de plus en plus d'écriture cursive ronde à la craie blanche, et avec retard, il se décida à prendre la leçon.

Après son cours de français ou sa prof n'avait fait que de vanter les mérites de Balzac dans le Colonel Chabert, il avait pu un peu souffler. Auré avait encore rêvassé, puis s'était rendu compte que la récréation approchait et qu'il allait pouvoir discuter avec ses amis.

— Euh.... Aurélien ? C'est toujours OK pour ce soir à la bibliothèque ? avait demandé Ichrak, timidement.

Aurélien se sentait coupable. C'était lui qui avait invité et avec tout ce qui s'était passé, il ne s'en souvenait plus. Que répondre ? Oui, bien sûr. Il n'aller quand même pas annuler.

— Ouais ouais, pas de soucis. On se retrouve devant le collège ?

— D'accord. A tout à l'heure, Aurélien.

Et Ichrak était repartie comme elle était venue. Aurélien, lui, savait qu'il allait devoir des explications à ses amis. Sa mère lui avait dit qu'elle avait appelé les parents de Clément pour leur dire qu'il avait disparu et demander s'ils savaient où était leur fils. Le blondinet ne pouvait donc pas passer entre les mailles du filet et allait devoir subir un long interrogatoire. Et en plus, il ne pourrait pas allait traîner avec ses amis le soir, et c'était rarement arrivé dans l'histoire de leur groupe d'amis, sauf en cas de force majeure comme un rendez-vous chez le dentiste ou une gastro un peu trop insistante. Mais là, c'était Aurélien qui avait choisi. Comment justifier ces deux éléments ? C'était la question qu'il se posait en descendant les marches de l'escalier qui le menait à la cour. Il n'avait pas eu le temps de parler avec ces deux autres amis, Clément et Zacaria. Le lundi matin, la classe était dédoublée dans certaines matières.

— Salut, avait commencé le blond, penaud.

— Hey. T'étais où samedi après nous avoir quitté ? Ta mère a appelé la mienne en panique parce qu'elle savait pas où t'étais... T'es allé où en fait ? avait demandé Clément, soutenu du regard par les deux Italiens.

— Je... avait bégayé Aurélien, avant de prendre sa respiration, j'étais parti à Valence. Enfin, j'ai fait Avignon avant.

— T'es fou !

— Oui. Et j'ai plus une thune. J'ai tout dépensé en billet de cars. Et autant vous le dire tout de suite : ce soir, on va pas pouvoir se voir. Désolé. Je retrouve quelqu'un à la bibliothèque.

— C'est qui ce « quelqu'un » ? demanda Clément, curieux

— Rien qui mérite grande attention... fit l'intéressé, évasif

— Ah non, insista Clément, hors de question. T'as intérêt à tout nous dire maintenant, Auré.

— Bon OK... Vous la connaissez, on est dans la même classe. C'est Ichrak.

— Sérieux ?!

Les quatre amis avaient continué à discuter jusqu'à la sonnerie. Pourtant, ils prirent le soin de ne pas parler une seule seconde du déménagement de Zacaria. Ils savaient qu'il ne fallait plusl'évoquer, se taire pour éviter de faire ressortir des maux et des mots.

Et ils danseront dans les ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant