Chapitre 11

16 2 2
                                    

— Bon, alors, avait commencé Gustave, quand t'es partie, j'ai continué de m'occuper de l'oliveraie avec les parents quelques années et je me suis marié avec Louise. Tu sais la fille dont les parents tenaient la grande épicerie ? Tu vois peut-être plus, c'est vrai que c'est vieux cette histoire. Bon, et bien, elle s'est installée à la maison, et on a continué... Après, en cinquante-neuf ; on a eu une fille. Véronique. Elle était toute seule, avec son handicap, son autisme atypique. Les parents ne voulaient pas d'elle, ils disaient qu'elle était mauvaise, et avec Louise, on devait se débrouiller pour l'emmener à l'hôpital de Valence une fois par semaine. C'était la galère, Véro ne pouvait pas aller à l'école, elle était totalement exclue de la société et passait ses journées à la maison, et mes - enfin, nos - parents en avaient ras-le-bol. Avec Louise, on s'est occupé d'elle jusqu'à sa mort, jusqu'à il y a quatre ans... C'était presque un miracle, le fait qu'elle survive jusqu'en quatre-vingt-quatorze, à trente-cinq ans. Le médecin nous avait dit qu'elle ne serait jamais majeure. Et puis Louise aussi, est morte. Voilà. Et toi ?

— Je te l'ai déjà raconté. Avec Hugues, on était à Martigues, et avec son frère, ils s'occupaient de la poissonnerie familiale. En bonne femme, je m'occupais des ventes et Hugues allait pêcher en mer. J'ai d'abord eu Catherine, en cinquante-trois puis Boris en cinquante-six. Boris n'a pas d'enfants il vit à Cavaillon, Catherine en a deux. Nicolas et Aurélien, quatorze et seize ans. Ils sont à Marseille.

— On a tellement de temps à rattraper...

— Ouais, je crois. Mais ta fille... Elle avait quoi, du coup, au juste ?

Gustave et Odette avaient discuté toute la soirée. Ils avaient toute une époque à reconstituer. Vers minuit, elle avait décidé de partir, elle était crevée. Dans un crissement de pneus, elle s'était dégagée du trottoir sur lequel elle s'était installée, essayant d'assimiler toutes les informations qu'elle avait eu dans sa journée. D'abord, l'appel de Gustave, qui pourtant lui semblait être à des années-lumière, et puis leur longue discussion, autour d'un thé.

La nuit semblait belle et paisible, la lune haute dans le ciel, dominait Marseille et ses alentours. Odette avait mal à la tête, comprendre tout ce qu'elle venait de vivre relevait de l'impossible. Le silence était le maître mot dans l'habitacle, seul le doux son du moteur venait chatouiller les oreilles de la vieille dame.

Arrivée chez elle, elle n'avait pas beaucoup réfléchi, elle s'était glissée dans ses draps en se remémorant sa journée avant de plonger dans le pays des rêves en quelques instants.

* * *

Les rayons du soleil filtraient par la vitre en double-vitrage, alors qu'Odette avait oublié de fermer ses volets. Les yeux de la sexagénaire avaient fini par s'ouvrir tranquillement, et elle avait peu à peu pris conscience de sa soirée de la veille. Encore toute retournée, elle était partie petit-déjeuner et regarder l'heure affichée à cette horloge qui dominait sa cuisine. Un peu plus de neuf heures. Habituellement, Odette se levait beaucoup plus tôt, daignant garder cette habitude qu'elle avait acquise durant sa vie active, des nuitées raccourcis vers quatre heures, quand Hugues partait ensuite en mer pour pêcher et qu'elle se levait avec lui pour l'encourager.

Son petit-déjeuner avalé, elle était partie se balader au milieu des petites rues de Vitrolles, mais s'était vite ennuyée. Alors, elle avait repris ce bolide, cette vieille Renault, en direction de Martigues.

Odette aimait bien faire des choses sans réfléchir, partir à l'aventure un peu comme ça. Dans sa jeunesse, elle en avait rêvé, elle l'avait fait. En quelques semaines, c'était surréaliste mais elle avait quitté le foyer familial et tout ce qui lui était prédestiné pour Martigues. La vieille dame ne regrettait pas ce choix. Plus tard dans sa vie, elle aurait voulu visiter le monde, de l'Amérique à l'Asie, elle accompagnait parfois son mari dans sa pêche quotidienne, elle aimait cette sensation de plénitude, de liberté sur la mer, quand elle avait la sensation de pouvoir aller partout, de s'échouer sur les côtes Italiennes ou Espagnoles, ou plus loin, dans les pays du Maghreb, ou même en Grèce, en Turquie, au Liban !

Mais elle remettait vite les pieds sur terre, quand elle redescendait du bateau au port de Fos-sur-Mer, déchantant vite devant toutes les tâches à effectuer, la vente des poissons, les enfants, les parents d'Hugues, de moins en moins valides...

Le parking de Martigues était pratiquement vide, et Odette n'eut pas de difficulté à se garer, derrière un platane qui donnait un peu d'ombre bienvenu sur la cité Méditerranéenne. La place du marché était presque déserte, et Odette se mit à déambuler dans les rues du centre-ville, entrant de temps à autre dans les boutiques des commerçants, se remémorant sa vie à Martigues. Odette avait toujours été nostalgique. Il ne fallait pas croire, elle avait mis du temps avant de s'acclimater à sa vie avec Hugues. Les premiers mois avaient été durs à vivre. Tout comme maintenant, où sa nostalgie était partout. Parce qu'elle avait déjà soixante-neuf ans, et qu'elle avait déjà bien vécu. Ses pas la menaient irrémédiablement à cette rue de Martigues, où elle avait passé tant d'années de sa vie, presque quarante au total. La bâtisse avait été vendue à un couple de bourgeois parisiens, qui en avait fait une résidence secondaire. Des cinquantenaires préparant peu à peu leur retraite, passant leur été dans la maison aux persiennes jaune. Ils n'étaient donc pas là, en ce mois de mai déjà bien entamé.

Odette était tentée d'entrer par effraction, de passer ce mur qui l'empêchait de voir ce jardin que Hugues adorait voir fleurir le printemps venu, s'occupant toujours avec assiduité de son jardin et de son potager qu'il chérissait. L'homme y faisait pousser différents légumes, patates, carottes... Ils avaient aussi quelques arbres fruitiers qui donnaient l'été, et Boris et Catherine adoraient les tartes à l'abricot si sucrées que leur mère faisait. Elle se souvenait de ses beaux-parents, avec qui ce n'était pas toujours facile. Elle devait sans cesse les supporter, avec Hugues, et parfois, elle n'y arrivait plus.

Le jardin était aujourd'hui démuni de toutes ses fleurs et ses odeurs, et la terrasse aux tomettes rouges était peu à peu envahit par les ronces qui arrivaient et s'emparaient peu à peu du jardin. Son mari aurait été là, il aurait été déçu de voir la tournure que prenait cet endroit qu'il avait tant chéri durant des années. Odette regarda la rue autour d'elle. Déserte, comme elle s'y attendait. Sa force physique avait pourtant considérablement faiblis depuis ces années où elle déchargeait ces gros caissons de poisson depuis Fos-sur-Mer. Ses hanches s'étaient développées tardivement, après son départ de Valence, et longtemps dans sa vie d'adulte elle se trouvait grosse.

Odette se décida à entrer par effraction. Elle voulait juste faire un tour, rien de bien grave. Juste regarder encore une fois ce qui avait été sa vie, les hortensias qui bordaient la maison, le puits au fond du jardin qui était en fait factice, c'était l'âme de la bâtisse qui continuait de la charmer, des années plus tard, alors que ses beaux-parents et son mari étaient morts.

Les volets étaient fermés et accrochés, ils entouraient les portes d'une valeur de sécurité, et leur jaune pâle avait toujours réjoui la vieille dame. Elle se sentait chez elle, et pourtant elle n'avait pas les clés. Odette ne pouvait pas rentrer dans sa maison, et le désespoir la gagnait. Se recroquevillant contre la porte d'entrée, elle regardait cette herbe fraîche, pratiquement grillée alors que ce n'était que le mois de mai. Et puis, doucement, elle se mit à pleurer. Les souvenirs ressurgissaient sans cesse, et elle ne savait même pas pourquoi elle s'infligeait ce traitement, cette torture. Les hortensias mal taillés inculquaient une sensation de colère à Odette, elle avait envie de tout casser, de récupérer cette maison dont elle regrettait l'acte de vente. Elle s'était retrouvée dans le jardin de son ancienne maison entrain de chialer comme un môme, et au fond ça aussi ça la désespérait, le fait qu'elle n'arrivait pas à se contrôler, à essayer de vivre sans tout le temps regarder son passé. Mais Odette n'y arrivait pas. Elle était une grande nostalgique, et regardait toujours en arrière, et jamais vers le futur.

Et ils danseront dans les ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant