Chapitre 47

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Aurélien et Clément étaient partis livrer un paquet à une connaissance du père du premier. Ils rendaient service et ça leur permettait de discuter. Le blond était parti chercher son ami chez lui, il avait été accueilli par le père, gel dans les cheveux, un petit ricard en main et le maillot de l'OM sur le dos. Le soir il y avait un match, le mythique duel entre le club marseillais et le club parisien. Et ici, au Vélodrome, on était prêt à se défendre face aux tocards du PSG. Le père de Clément était déjà à fond, il était déjà devant son poste même quelques heures avant le début.

Le quartier qu'il visitait avec Clément était résidentiel et aisé, à l'est de la ville, vers Saint-Julien. Généralement, on n'allait pas dans ces endroits quand on vivait dans les quartiers populaires. Bien sûr, on avait le droit. Mais on ne se sentait pas légitime de traîner dans ces rues aux belles maisons. Comme si l'on commettait une infraction. On ne s'autorisait pas à y entrer. On était à la fin de l'été, la rentrée approchait et ça se voyait. Les volets s'ouvraient, les familles revenaient après leurs vacances à l'étranger. Le reste de l'été, il n'y avait personne. Quelques maisons étaient louées de familles à familles, soudainement transformées en gîtes. Mais entre mi-juillet et mi-août, les habitants partaient, en Espagne, en Italie, en Grèce, au Portugal pour profiter d'un très beau temps. Parfois plus loin si on voulait se déraciner. En Asie du Sud-Est, au Cambodge, au Laos, ou dans les Antilles.

Depuis trois semaines, et sa redécouverte de Marseille, Aurélien n'avait pas foutu grand chose. Sa mère essayait de le culpabiliser, de lui dire de faire quelque chose de sa vie au lieu de zoner avec ses amis dans le quartier de la Belle de Mai, à traîner avec Ichrak, Clément et Dino une fois revenu. Ils avaient aussi des connaissances dans le coin, souvent des lycéens qui dealaient un peu dans les endroits craignos de Marseille. Samuel et Ludo, deux ados à peine majeurs qui avaient tenté des bacs pros sans y arriver, qui avaient décroché du système scolaire après leurs seize ans. Depuis, ils traînaient chez les trafiquants des quartiers Nord pour se faire un peu d'argent. C'était deux grands complices, l'un était grand et amaigri avec quelques cheveux bruns éparpillés sur son crâne, l'autre avait la peau mate, était petit et grassouillet avec une touffe de cheveux noirs qui s'emmêlait sur sa tête. Ils n'étaient pas méchants, et même s'ils avaient échoué à l'école, ils restaient assez futé. Clément et Auré discutaient vite fait avec ces deux gaillards, parfois ils improvisaient un basket ou un foot dans un coin, le temps de papoter un peu, de toute façon on avait rien à faire, on tournait en rond dans le quartier toute la journée, avec une pause entre midi et seize heures où l'on se rentrait à cause de la chaleur. On traînait alors à côté de la télé à regarder les programmes de l'après-midi qui étaient diffusés, en buvant de la Cristaline gelée.

Pendant ces trois semaines, Aurélien s'était tapé délire sur délire avec ses amis, ils passaient leur vie à la mer envahit par les touristes, ils critiquaient leurs tenues, souvent des robes en satin ou en coton, des vieux shorts de vacancier, aussi. Ca parlait des langues qu'on connaissait pas bien, de l'allemand, du néerlandais. Des langues parfois latines, mais plus rarement. Parfois de l'arabe, et Ichrak s'amusait à traduire, elle avait quelques notions, mais parlait principalement kurde. En août, c'était calme. Les magasins de son quartier fermaient boutique, le gérant de la pizzeria retournait en Algérie au bled, et les autres prenaient des congés, ils partaient un peu, vers l'océan Atlantique, du côté d'Arcachon, souvent. Pour voir autre chose.

Aurélien et Clément devaient porter un paquet avec des revues et quelques bibelots à cet ami lointain qui habitait les quartiers aisés de la capitale provençale. Il ne savait pas vraiment pourquoi le père de Clément avait demandé aux deux gamins de porter ce colis, sans doute parce qu'il en avait marre de les avoir dans les pattes. Le match allait commencer, il voulait être tranquille devant la télé avec ses amis, et ça paraissait compréhensible.

Les deux amis discutaient gaiement, du dernier jeu sur PC que la bibliothèque avait installé. Clément racontait une nouvelle fois ses aventures de scout à Aurillac, avec les quelques gamins qu'il retrouvait quand il partait camper dans les forêts de Saint-Flour et dans les volcans d'Auvergne. Il racontait les longues nuits sous la tente, où l'on entendait les sangliers et les hiboux qui braillaient, et qui vous empêchaient de dormir sous la fraîcheur de nuit du climat propre au Cantal, où les pieds frissonnaient même enroulés dans les duvets. La journée, ils marchaient dans les grandes étendues vertes des volcans auvergnats, en changeant sans cesse de campement. Les dos des gamins se cassaient à force de porter des kilos de matos, pour faire à manger ou pour dormir. Clément aimait bien, cette semaine de break avec des dizaines d'autres enfants, où la vie s'arrêtait dans les rues de Saint-Flour ou dans les plateaux des volcans. Il discutait avec quelques gars, des locaux du Cantal qui se destinaient à être fermier comme leurs parents, en reprenant l'exploitation de leurs ascendants après le lycée agricole. Clément arrivait comme un ovni, un citadin qui n'y connaissait rien, qui ne savait pas reconnaître des champignons ou différencier un chêne et un châtaignier. Il se prenait le mépris des uns, mais aussi l'admiration des autres : il vivait à Marseille, dans l'immense cité phocéenne de Zidane et du Vélodrome que les fans de foot adulaient.

— Et toi Auré ? C'était comme Gap ? T'as retrouvé ton cousin ?

Auré n'avait parlé à personne de l'épisode du baiser de Désiré et de l'évocation de ses sentiments. Plusieurs fois depuis août, il avait essayé de rédiger des messages pour lui conter ses sentiments, sur MSN. Il squattait l'unique ordinateur de la bibliothèque pendant des heures en cherchant le message parfait à envoyer. Il avait juste fini par lui donner quelques banales nouvelles, lui demander comment il allait. Mais il n'avait pas évoqué les sentiments de Désiré, il n'avait pas donné de réponse pendant trois semaines à ce que son ami attendait. Auré ne savait pas quoi lui dire. Il n'avait rien contre les homos, mais... Il était presque sûr d'être hétéro. Ou il ne savait pas trop. Les pensées qui arrivaient dans sa tête étaient floues.

— Ouais. J'ai passé ma vie à traîner avec lui et son pote dans leurs plans foireux. Je me suis fait engueuler, enfin, t'imagines. Je t'avais raconté le truc du camping ? Encore un truc qui s'est retourné, on a fini au poste. Je te raconte pas mon père après ça...

— T'est toujours au mauvais endroit au mauvais moment, toi, rigola Clément

— Putain ! coupa, Auré, on est déjà le vingt-six ! Je suis pas prêt, j'avais totalement zappé que la rentrée, c'était la semaine prochaine... Merde...

— Ouais, comme tu dis. Merde.

Les deux amis avaient encore traîné dans les rues de la Belle de Mai, qui peu à peu sombraient dans l'heure bleue, en se racontant tous les détails en leurs vacances en riant.

Ils avaient vraiment passé du bon temps, à jouer à l'épervier, au loup ou à la balle sur ces terrains en béton qu'ils avaient finis par connaître par cœur. C'était le bon temps, les bons souvenirs, d'une époque qui prenait des couleurs sépias dans sa tête, au début des années quatre-vingt-dix, quand tout semblait encore bien aller. Et puis ils étaient devenus ados, leurs problèmes s'étaient accumulés, subitement tout n'était plus rose, on découvrait les problèmes des vieux avec un goût amer, le loyer, les aides de la CAF qui tardaient à venir et la fin du mois qui débutait beaucoup trop tôt vous obligeant à manger des pâtes pendant deux semaines, avant que la paie ne revienne, et rebelote, bien manger pendant quinze jours, puis se contenter de peu. Les quatre enfants découvraient à tâtons le monde si effrayant des adultes, et ils préféraient alors se réfugier dans leur propre monde au parc de la Maternité qui portait bien son nom. Sauf que Zac' était parti et qu'ils avaient été une fois de plus, bousculés par la réalité.

Et ils danseront dans les ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant