Chapitre 36

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Dino avait ouvert la marche. Ils avaient fait leur sac en emportant le moins d'affaires possibles et avaient appelé Clément et Auré pour qu'ils les rejoignent à Nice. Sauf que Clément était en camp de scouts et Auré était fauché, et les deux avaient répondu négativement. Les deux italiens allaient donc se taper Bari-Nice en bus - ou plus loin, vers Marseille - en passant par Bologne. La gare routière se situait en centre-ville, et avec deux sacs à dos vissés sur les épaules, ils appréhendaient. C'était du délire, tout s'était décidé sur le tas. Pourtant, ils étaient là, devant les bus qui défilaient, à attendre pour acheter deux billets pour Bologne. Il était dix-neuf heures, et leur bus embarquait à vingt-et-une heure pour presque dix heures de route en longeant la côte Adriatique. Ça faisait mal au cul de payer aussi cher, et Dino se disait qu'il devrait travailler pour rembourser, alors qu'il était encore trop jeune. Le lendemain matin, ils seraient à Bologne et n'auraient plus qu'à aller à Nice, puis à Mars' pour revoir leur ville. Ils avaient calculé qu'à Bologne, ils reprendraient un bus pour Marseille, ça passait dans leur budget, ils avaient quand même vite changé d'avis. Et vu qu'ils risquaient d'être fauchés, ils feraient sans doute le retour en stop. C'était du déliré complet, la police de Bari allait sans doute être appelée le dimanche quand aucun des deux parents ne verra rentrer son enfant. Bref, ils étaient totalement inconscients, tout ça pour revoir leur ville, alors que leurs amis n'étaient même pas là. Avachis sur le banc à l'entrée du bâtiment, ils attendaient, coude à coude. Ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient, et ils attendaient juste leur bus. Ils n'avaient pas faim non plus, le stress leur tirait trop les entrailles.

— Putain Dino, t'es sûr de ce que l'on va faire là ? C'est juste fou !

— Oui. Et alors ? Tu vas le regretter sinon. Et t'as pas envie de revoir Mars' ?

— Mais ça coûte beaucoup trop cher ! Et puis t'y a pensé aux vieux ? Ils vont s'inquiéter ! Le temps de revenir dans le coin, on sera déjà lundi, enfin, peut-être plus mardi... Et puis le stop, c'est dangereux !

— Oh, Zac', j'avais oublié à quel point tu détestais t'amuser. C'est l'aventure, ça va être bien !

— Je suis fauché.

— Ouais, moi aussi, mais tant pis. C'est le foot, ça compte pas.

Le bus était arrivé. C'était le moins cher de toutes les offres, il longeait la côte Adriatique jusqu'à Bologne. Ils faisaient leur escale là-bas parce qu'on leur avait dit que c'était plus rentable. Ils allaient passer la nuit dans l'habitacle avec les sièges inconfortables à la moquette rouge et jaune. Un grand monsieur aux boucles brunes leur avait monté leurs sacs. Zac' s'était installé du côté de la fenêtre en plexiglas et avait rêvassé en regardant les paysages de la côte Adriatique.

Il ne faisait pas nuit que déjà Zac' commençait à pioncer. A croire qu'il n'avait pas dormi depuis plusieurs jours. Dino était à côté de lui, il le regardait avec ses yeux marron qui voulaient tout dire. Il était heureux que son ami rentre en France après toutes ces semaines enfilées passées loin de la Belle de Mai. Le trajet s'avérait être long. Bologne où il n'avait jamais mis les pieds allait se découvrir à eux, puis ils partiraient à Marseille. Nice était trop près de la frontière, mais surtout, ce n'était pas leur ville, pas leur quartier, ils n'avaient aucun sentiment d'appartenance pour cette ville. Et une finale de coupe du monde de foot, ça devait se fêter. Même si c'étaient ces tocards de Brésiliens qui l'emportait comme souvent, cette coupe ils en avaient tellement rêvés, que ce soient les Italiens ou les Français. De toute façon, Dino avait la haine contre les Brésiliens. A la dernière coupe du monde, les Italiens avaient perdus face aux Brésiliens en finale aux tirs au but. Le foot, ça allait rassembler tout leur quartier ce soir-là. Dans un élan de patriotisme, les Polonais, les Italiens, les Algériens... Tout le monde allait se rencontrer autour de l'équipe de Deschamps qui portait tant d'espoir. Aurélien, s'il avait été là, aurait dit que c'était du pipeau que même si on gagnait, la vie serait du pareil au même, qu'on finirait toujours le mois le quinze, qu'on serait toujours aussi pauvre à vivre dans l'insalubrité. Mais c'était ça, le sport et les autres divertissements. Une échappatoire pour ces prolétaires qui cherchaient à exorciser, oublier ces vies bien rangées d'ouvriers dont l'usine avait été délocalisée.

Dino s'ennuyait. Il était beaucoup trop excité. Il avait sorti un magazine qu'il avait trouvé traînant chez sa grand-mère. Ce n'était pas très passionnant, mais utile pour passer le temps. Quand le sommeil l'avait rattrapé il avait lâché l'amas de feuilles et avait incliné son fauteuil pour tenter de dormir. Il n'avait pas réussi à trouver le sommeil que vers une heure, à ce que disait la montre de Zac'.

* * *

Les deux amis s'étaient réveillés simultanément, quand le bus s'était engouffré dans la gare routière. Il était tôt, mais la ville s'éveillait peu à peu. Ils sortirent du bus les pieds engourdis et le ventre affamé. Leur prochain bus pour Marseille était dans une heure et demie. Leurs billets déjà achetés, ils étaient partis casser la croûte dans les rues de Bologne qu'ils ne connaissaient pas d'un poil. Ils avaient fait attention à ne pas trop s'éloigner de la gare routière, en surveillant les noms des rues qu'ils arpentaient. Il était encore tôt, le soleil était bas dans le ciel et diffusait ces rayons fantomatiques dans les rues encore désertes. On était dimanche, et ils durent chercher pour trouver une supérette ouverte à cette heure. C'était un commerce à l'intérieur désuet, le placo du plafond se déliait et la ventilation ne semblait plus marcher. Les articles étaient à prix cassés, et une vieille dame au corps fort attendait à la caisse dans un coin du magasin. Ils avaient acheté du jambon de Parme bon marché et du pain pour tenir jusqu'à leur arrivée en France, pour subvenir aux repas du matin et du soir. Les rues du centre-ville demeuraient bombées de couleurs, de rouge et d'ocre qui éclataient sur les façades des bâtiments. Les rideaux de fer semblaient condamner les commerces, qui ouvraient plus tard le dimanche – s'ils ouvraient. Les deux amis se baladaient dans un cercle restreint autour de la gare, pour ne pas se perdre au détour d'une rue. C'était sympa comme ville, avait pensé Zacaria, mais je préfère Bari ou Marseille. Les bus de la gare routière continuaient d'affluer et ils s'étaient finalement résignés à attendre le leur à l'intérieur.

Les heures de trajet semblaient s'enfiler, les paysages du nord de l'Italie défilaient derrière les vitres qui semblaient protectrices. On passait dans des villages paumés dans les montagnes, avec une église et quelques maisons autour. Le Val de Suse éclatait aux vitres. La frontière française approchait, et Zac' était heureux de revoir un peu de Français sur les panneaux de signalisation. Ce n'est pas que ça lui manquait, mais revoir ces indications routières, ça faisait quand même quelque chose. Ils avaient dépassé les grandes villes, Gênes, Milan, Turin du côté Italien, et Nice du côté français, où ils devaient au départ poser leurs bagages. Mais leurs sentiments en avaient décidé autrement, et c'était finalement l'appel de la mer qui les avait emmenés. Et puis Marseille, ce n'était pas si con. Cette nuit, au moins, ils dormiraient au chaud chez Dino qui avait pris son trousseau de clés. Le midi, leurs parents avaient dû découvrir le pot aux roses et ils devaient se morfondre et s'inquiéter. Ils appelleraient sans doute la police avant la nuit tombée, et après, il leur fallait rentrer le plus vite possible. Ils avaient prévu de faire du stop jusqu'à la frontière Française – le bus coûtait trop cher. Et sans doute après aussi, en fonction de leurs économies, du temps qui leur restait... Ils allaient appeler leurs parents le lundi matin pour les rassurer en disant qu'ils rentreraient le soir même. Dans l'idée, ils arrivaient pour le dîner à Bari.

Marseille, c'était beau. C'était ce à quoi avait pensé Zacaria en arrivant dans la ville et dans cette gare routière qu'ils connaissaient si bien. C'était là qu'ils avaient fait toutes leurs expéditions, à Aix, La Ciotat ou Marignane. Ça faisait bizarre de revenir dans ce lieu emblématique de leur amitié où ils avaient l'impression d'enfreindre la loi quand ils partaient se balader le mercredi. Là, ils étaient tous les deux passés au niveau supérieur. Le niveau où l'on fait des centaines de bornes et où l'on change de pays pour voir un match de foot.

Et ils danseront dans les ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant