Chapitre 44

19 1 5
                                    

Ça sentait la fin des vacances à Gap, Aurélien avait fait sa valise, dit au revoir à son cousin et son ami. La dernière nuit qu'ils avaient passé ensemble, c'était chez Jerem. La maison d'Annick et Sol avait un étage et la fenêtre de la chambre de l'ado donnait accès à un toit en légère pente, et ils s'y étaient mis pour discuter une dernière fois, avant la fin des vacances du citadin. Jerem fumait quelques pets', Auré avait décliné, ça devait être dégueu et en plus ça coûtait une blinde au gramme. Le cousin avait fini par s'endormir dans l'étendue des trois matelas qu'ils avaient en collés en tapissant la chambre pour l'occasion. Désiré et Aurélien s'étaient alors retrouvés seuls, sur un toit d'une maison en pleine nuit, et qui n'était pas la leur. Dehors, il n'y avait aucune lumière, juste le scintillement de la lune en croissant et des étoiles qui ceinturaient la noirceur du ciel. Il n'y avait pas de lumière, la pénombre était épaisse, et sur un toit d'une maison au milieu de nulle part, deux corps proches laissaient le noir et le silence envelopper leur silhouette. Désiré s'était rapproché de son ami, en maugréant qu'il avait froid. Auré lui avait répliqué d'aller se chercher un pull, mais manifestement, il n'en avait pas envie. Leurs corps ne formaient plus qu'un, pendant quelques instants, juste le temps pour Désiré, de, furtivement, déposer un baiser à la commissure des lèvres du garçon. Quelques millisecondes, où Désiré avait fait preuve de courage, et où il avait dévoilé ses sentiments, en l'embrassant. Une incitation rapide à l'amour, une action rare, courageuse, que personne ou presque n'aurait pu oser, ils n'étaient que des gamins, et puis avouer son homosexualité à demi-mots, comme ça, c'était presque irréaliste. Même Désiré s'en rendait compte, qu'il n'avait jamais vu un truc aussi improbable de sa vie. Dans les films, ça arrivait parfois, le gars embrassait dans un moment de poésie la nana, mais ils étaient plus âgés, et surtout, il ne pouvait pas subir l'homophobie comme lui. Désiré était amoureux d'Aurélien, et ça ne pouvait pas se contrôler. La veille du départ du citadin, il avait tenté quelque chose, il risquait de se faire prendre un râteau – au mieux - ou de violemment se faire jeter, parce qu'il était homo. Il se sentait prêt à assumer les conséquences de son acte parce qu'en échange il avait eu quelques secondes de bonheur intense. Mais au fond, il le savait, Aurélien ne faisait pas parti de ces tocards homophobes qui traitaient de pédé et de tarlouze chaque homme efféminé qui passait. Désiré l'avait observé. Il faisait preuve d'une extrême prudence, mais au bout d'un moment, il ne pouvait plus. Ca faisait des années qu'il connaissait le blond, des années qu'il avait cette sensation bizarre dans son bas-ventre, et ce ne fut que cet été-là qu'il comprit qu'il était amoureux. Amoureux d'un gamin d'un quartier populaire de Marseille sans histoire avec qui il voulait construire leur histoire.

Après son geste, Auré avait détourné le regard, avec gêne. Désiré était désolé de le mettre dans une situation pareille, et peut-être que leur relation s'étiolerait petit à petit, mais son geste était mûrement réfléchi. Il avait longtemps pesé le pour et le contre. Le blond était tout rouge, et il avait timidement dit qu'il allait se coucher. Désiré était resté longtemps à attendre sur le toit. Il avait une couverture sur lui, et regardait la nuit qui l'enveloppait, lui faisait oublier qui il était. La nuitée était déjà bien avancée, on était d'ailleurs plus près de l'aube que du crépuscule. Le franco-togolais n'avait pas trouvé le sommeil, ou alors il avait seulement somnolé. Mais il ne voulait pas rentrer dans la chambre de son meilleur pote, il ne voulait pas gêner Aurélien avec la promiscuité physique en s'allongeant de travers sur les matelas de façon anarchique comme ils l'avaient décidé.

Le lendemain, Auré avait paru gêné, mais avait décidé de faire comme si de rien n'était. Il était troublé par le geste de son ami, mais ne savait pas quoi dire, comment réagir. Il ne savait pas s'il était homo, encore moins s'il aimait Désiré. Il avait quatorze piges, ce genre de chose, il s'en foutait. Il préparait son départ, sa valise était prête, son billet de train et sa carte d'identité dans la petite poche de son sac à dos. Il ne lui restait plus qu'à abandonner les lieux, dire au revoir à ses grands-parents et à son cousin. Mais surtout à Désiré, et il ne saurait pas quoi lui énoncer. Il cogitait, mais n'arrivait pas à trouver quoi dire à son ami. Il n'allait pas crier qu'il l'aimait pour lui faire plaisir. Auré gribouilla sur un post-it jaune son adresse postale, son numéro de téléphone en 04 et son adresse mail sur Yahoo! qu'il avait créé avec l'aide de la bibliothécaire de son quartier. En début d'après-midi, après avoir avalé son dernier repas sur le territoire des Hautes-Alpes, il était parti. Son TER l'attendait à quatorze heures cinquante-trois, il allait arriver sur le quai deux de la gare de Gap. Ses grands-parents, Jerem et Désiré l'avaient accompagné jusqu'au-devant du train à la voiture trois qui ressemblait à celles des trains corail. Il avait salué une dernière fois ses grands-parents qu'il ne reverrait pas avant Noël – ou à la Toussaint s'ils avaient assez d'argent sur le compte courant pour payer un plein de carburant. Le blond avait promis à ses grands-parents de dire bonjour au reste de la famille, et de donner des nouvelles de Nico qui devait être rentré de sa ville andalouse. Il avait ensuite fait une longe accolade à son cousin, se promettant de se revoir dès que possible. Puis, il était passé à la silhouette plus distante du groupe. Auré ne savait pas trop quoi faire, quel geste adopter. Il se contenta juste d'une accolade, comme pour Jerem en chuchotant à l'oreille de son ami qu'il lui écrirait des mails. L'intéressé avait souri, Micheline avait répété de passer un coup de fil quand il arriverait chez lui. Après encore quelques recommandations de sa grand-mère, il s'était engouffré dans la voiture trois du train. Il trouva sa place à la fenêtre sur un des nombreux sièges au revêtement vert bouteille. Il salua une dernière fois ses proches restés sur le quai à travers la vitre qui les séparait. L'instant d'après, le chef de gare sifflait le départ du train.

* * *

Aurélien prenait rarement le train. C'était l'une des premières fois qu'il le prenait, si ce n'était la première. Les voitures filaient à toute vitesse sur les rails, la clim était en panne, on suait comme des gros porcs en ouvrant les fenêtres pour faire courant d'air. Auré avait prévu de lire un magazine durant le trajet, mais le tas de papiers avait finalement paru peu attrayant, et collé à la vitre en plexiglas, il se remémorait les bons moments de ses vacances désormais terminées. Jerem, Désiré et lui n'avaient formé qu'une seule et unique personne, toujours fourrés ensemble dans des endroits improbables. Ils accumulaient les connaissances sur le coin, avaient fini par connaître par cœur les départementales qui longeaient sagement des villages paumés. Ils passaient leurs journées sur les routes, à fuir la redondance des vacances. En T-shirt avec aucun bagage, ils se sentaient libres, sur ces routes campagnardes où le béton fondait. Il se souvenait de tout, des figures ringardes des vieux dans les bistrots de Gap, des Orangina à moitié tiède que servait le barman parce que le frigo était en panne. Il se remémorait l'effervescence quand les bleus avaient gagné, et puis après, plus rien, comme il l'avait prévu la vie avait repris son cours, on avait continué à gueuler contre tout, le pouvoir d'achat, Chirac et la politique, les immigrés. Les sujets de prédilection qui revenaient sans cesse, prisonniers d'un cercle vicieux. Parfois, quand avec Jerem et Désiré ils entraient dans un bar, ils entendaient une conversation sur cet immigré malien qui était arrivé en ville. Le lendemain, quand ils repoussaient la porte du bistrot, ils entendaient la même conversation entre les mêmes personnes. Comme si ces joueurs du bistrot désœuvrés par la vie industrielle et prolétaires étaient incapables de parler d'autre chose. Les habitués étaient souvent des ouvriers des quelques usines voisines qui enchaînaient les plans sociaux, ou alors des agriculteurs qui galéraient à finir leurs fins de mois et qui vivaient plus de la PAC que de leurs productions.

On avait beau cracher contre la vie rurale à Marseille, ça allait lui manquer. Parce que contrairement à la grande ville, ça ne sentait pas la pisse à tous les coins de rue, mais une odeur âpre de fumier qui se diffusait depuis les champs. Et les seules nuisances sonores, c'était la traite, à l'aube et en début de soirée. Parfois quelques coups de feu des chasseurs du coin, mais seulement vers septembre quand elle était rouverte. Dans la cité phocéenne, il y avait toujours un chantier, une sirène de police ou un autre élément qui parasitait les rues. Ça allait faire bizarre de quitter ce lieu, qu'il avait investi durant un mois. Il allait retrouver son frère, ses parents, l'appart, Clément et Ichrak. On continuerait à gambader, mais ce serait dans les ruelles de la ville, au cœur d'un paysage urbain désuet qu'il n'avait plus l'habitude de voir. Il ne verrait plus les tracteurs et troupeaux qui quadrillaient les routes communales sans laisser passer les voitures, mais simplement des rues pavées et piétonnes que les touristes empruntaient pour éviter d'avoir affaire aux bouchons des grandes arcades de la ville. C'était ces ruelles et ces rues du centre-ville que les deux-roues colonisaient, faisant vrombir leur moteur débridé. Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas vu ces immeubles, à la façade décrépie qui trahissait un mauvais entretien du proprio ou du syndic. Il y avait ces fils étendus entre les immeubles où du linge séchait grâce au soleil qui brillait dans la cité phocéenne. Il y avait parfois de la petite lingerie, des draps, ou des simples vêtements qui ne valaient pas un coup d'œil.

Aurélien n'arrivait pas à savoir si sa ville lui avait manqué. Clément et Ichrak, assurément, et d'ailleurs, il allait enfin les revoir. Mais cette ville, ce quartier et l'appartement qu'il occupait, ça le désolait. Sa chambre était restée en suspens, tout était comme il l'avait laissé début juillet. Ca lui faisait bizarre de revenir devant ces pièces à conviction de sa vie. Pourtant, en un mois avec son cousin et Désiré, il avait l'impression d'avoir changé, mûri. De ne plus être le même. Et revenir dans cet endroit, c'était pesant.

Auré avait changé. Juste l'impression de ne plus aimer les magazines qu'il lisait, de trouver absurdes les jeux vidéo auxquels il jouait. Et en plein mois d'août, son quartier était certes rempli (on ne part pas en vacances, même au bled quand on n'a pas les moyens de se payer de quoi bouffer) mais il tournait au ralentit.

La vie reprenait sa norme, Auré allait retrouver ses amis, s'amuser un peu, en attendant la rentrée, où il arriverait en troisième. Et tout reprendrait comme avant, et ces vacances seront bientôt réduites à une parenthèse, un moment lointain qu'il ne connaîtrait plus.

Et ils danseront dans les ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant