Chapitre 27

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Depuis qu'Odette avait retrouvé son frère, ils se voyaientfréquemment. Elle venait chez lui ou le contraire. Ils échangeaientsur tout un tas de sujets, réapprenaient à se connaître. Parfoisils parlaient du bon vieux temps, parfois ils discutaient depolitique et ça tournait au vinaigre, parce qu'Odette étaitprofondément à gauche et que son frère avait quand même un petitpenchant pour le Front National. Parti qui était justement aupouvoir dans la ville dortoir de Vitrolles, élu l'annéeprécédente par une armée de tocards qui avaient peur des étrangersMarseillais des quartiers nord. Qu'ils étaient cons. Et pourtantson frère les aimait bien.

Cetteannée, c'était la première édition de Lafête à Charlie, un festival de jazz.Odette aimait bien ce style de musique,et elle y serait bien allée. Alors elle avait traîné son frèrepour écouter cette belle musique. Dans sa Clio, elle écoutaitFrance Culture et votait Jospin. Dans son Range Rover, il écoutaitEurope1 en gueulant contre Chirac, préférant Jean-Marie. Deuxcultures et deux modes vie s'affrontaient, et pourtant, ils secôtoyaient. Parce qu'au fond ils n'avaient rien en commun et lesavaient très bien, mais ressentaient comme le besoin de devoirrattraper le temps perdu, d'entretenir une relation avec ce frèreperdu de vue si longtemps. Et fallait le dire, aussi, ils avaient pasgrand chose à faire sinon se voir. Quelques amis qui finissaient enmaisons de retraite ou à l'hôpital, et qui disparaissaient peu àpeu, comme une espèce petit à petit éradiquée. C'étaitmarrant, comme nom, la fête à Charlie.Et puis Odette aimait bien le jazz et le blues. Il en passait parfoissur France Culture, mais les classiques et les grandes voixseulement, comme Ella Fitzgerald et son éternel Cryme a river. Là, c'était ChuchoValdés, un cubain connu dans le milieu du jazz. Il allait sans doutejouer Lucumi.Odette avait dû batailler pour que son frère daigne se bouger,parce que forcément le jazz, c'était un truc de gauchos, et lui,il détestait ces cancers de la société, qu'il disait. De toutefaçon, les festivals, c'étaient toujours les hippies qui lesorganisaient, il suffisait de voir Woodstock en soixante-neuf. Etfinalement il avait accepté en traînant des pieds, parce quec'était la famille, et qu'au fond, il regrettait toutes cesannées passées loin de sa sœur. C'était la première éditionde l'événement, un truc un peu expérimental, avec des artistespas connus. L'événement se voulait convivial, il y avait juste unepetite scène à peine remontée vers le public et des tables dejardin à la française disposées tout autour de la scène. Unbarnum faisait office de bar, on y servait des jus et quelquesalcools, un verre de vin ou une bière plus ou moins bien réfrigérée.

— Tu vois, on est bien ici.

— Mouais, avait maugrée Gustave, peu convaincu, je vais allerboire un coup. Tu veux quelque chose ?

— Un jus de pommes, si il y a. Je t'attends ici, avait faitOdette en désignant une table libre.

— Ouais, à tout de suite.

Odette s'était installée face à la scène, se berçant au son dela douce musique qui entrait dans ses oreilles. Les notes desaxophones et de trompettes s'enchaînaient et Catherineréfléchissait. A son frère qui faisait des efforts, qui boutonnaitsa chemise blanche et mettait son bob pour venir avec elle voir destrucs qu'il n'avait pas l'habitude de regarder. La vieille damen'avait pas encore eu le courage d'annoncer à ses deux enfantsqu'elle avait retrouvé son frère, cet oncle qu'ils n'avaientjamais connus, dont ils ne soupçonnaient peut-être pas l'existence.Cette cousine qu'il n'avait pas eue, qu'ils auraient peut-êtreaimé quand même. Comment le prendraient-ils ? Catherine etBoris avaient toujours vécu sans connaître leur famille maternelle,et apprendre subitement l'existence de cet oncle juste à côté, àIstres, ça allait leur faire un choc. Odette retardait le moment oùelle devrait leur faire part de cet homme qu'elle côtoyait, quin'était autre que son frère.

Gustave,lui, s'était retranché à la buvette, où il discutait gaiementavec les quelques vendeurs en T-shirt qui lui avaient proposé departager un verre de Bordeaux.

— C'est la première fois que vous faites un truc comme ça, àce que j'ai entendu, avait questionné Gustave.

— Oui, c'est ça. C'est encore en phase expérimentale. Vousaimez bien le jazz ?

— Bof. Pas vraiment. C'est ma sœur qui m'a traîné... C'estson style de musique, retraitée qui se dit cultivée. Elle a passésa vie à dépecer des poissons. Enfin.

— Vous voulez dire que vous préférez d'autres musiques ?Du classique ? Ou du Ferré, du Brassens ?

— Ah non. Certainement pas ces anarchistes. Non, je trouve queSardou, c'est plutôt bien.

— Ah. Vous êtes comme ça vous ? Bon. Je vous ressers unpetit coup de rouge ?

— Je vais pas vous mentir, je préfère le blanc.

Gustave avait planté les deux vendeurs et était reparti voir sasœur pour lui dire qu'il se barrait. Ce genre de rassemblementnéo-hippie, c'était pas vraiment sa tasse de thé et il luitardait de retrouver son Range Rover et de partir se dorer le cul surles plages de Sausset-les-Pins. Le cuir du véhicule fondait sous soncorps qui se tordait entre le fauteuil et les pédales. Lesdépartementales s'enfilaient. Elle était bien sympa, sa sœur.Mais ces trucs de gauchos, c'était pas son style. Et puis merde,il faisait des efforts depuis qu'il l'avait retrouvée, mais leseul lien qui les unissait encore, c'était ce truc fraternel, cesang qu'ils étaient censés partagés. La vérité étaitqu'Odette aurait détesté la personne qu'était son frère sielle l'avait rencontré par hasard, et vice-versa. Ce petit jeuavait assez duré.


La plage était remplie de touristes et de locaux venus profiter d'unsamedi bien ensoleillé pour se dorer le cul avant les vraisvacances, si on en avait. Gustave avait sorti de son coffre quelquesaffaires, un slip de bain et une serviette qu'il gardait toujours àl'arrière. La plage de galets était juste à côté, et en tenuede touriste, il s'était approché, s'était rapidement changéet avait sauté dans l'eau et sa surface à peine bleue quil'appelait. Cette sensation de ce corps qui brûlait au contact del'eau salée, ça faisait du bien. Un sentiment de plénitudevenait s'emparer de lui, au milieu de tous ces touristes, devenusmonnaie courante dans le coin, et qu'importe soit leur âge :de la famille au bébé qui dormait, à la vieille retraitéeparisienne du seizième qui avait acheté une résidence secondaireau bord de la mer pour passer sa retraite tranquillement. Ellesétaient nombreuses dans ce cas, et Gustave les aimait bien. Desjeunes grands-mères, souvent, d'une soixantaine d'années, quiétaient séparées de leurs maris, ou encore avec eux. Lui, il avaitgardé ce sens d'éternel dragueur qu'il avait eu avant derencontrer sa femme. Il était encore dans la longue phase du deuil,et il lui fallait faire face à un manque. Il avait toujours eubesoin d'une présence humaine dans sa maison, et si possible uneprésence féminine avec qui il pourrait tisser une relationamoureuse. Depuis la mort de sa femme, il avait eu quelquesrelations, des femmes qui trompaient parfois leurs maris quelquesmois avant de tout remettre en question, des veuves qui pleuraientsous son bras en vantant les louanges d'un amant décédé etd'autres qui pestaient contre les hommes, ces divorcées qui sedisaient féministes. Gustave avait tout expérimenté, et il nesavait pas dire lesquelles étaient les meilleures et les plusinsupportables.

Toujours était-il qu'il avait un besoin cruel d'amour, et ilavait fini par le remarquer, ce n'était pas chez sa sœur qu'ilallait le trouver. Ils n'avaient pas les mêmes goûts musicaux,les même idéaux politiques, le même mode vie. Mais le fait étaitqu'ils étaient frères et sœurs, et après des dizaines d'annéessans se voir, ils avaient tous les deux cette obligationconsciencieuse qui les retenaient pour aborder l'autre. MaisGustave en avait ras-le-bol de cette hypocrisie, alors il s'étaittiré. Et puis dans l'eau, il y avait quand même des profilsintéressant. Il suffisait ensuite de la jouer fine pour l'aborder.Gustave était ce mégalo, ce gars qui avait toujours pensé pouvoiravoir des tonnes de femmes à ses pieds. Et puis il s'était mariéà Louise, un peu par dépit, parce qu'il fallait qu'il arrêted'enchaîner les conquêtes en laissant passer la femme de sa vie,lui avait dit son père. Il avait fini avec cette femme qui n'étaitpas dure à vivre et même plutôt effacée. A certains moments,Gustave était presque sûr de l'aimer. Mais ces phases ne duraientpas longtemps. Pourtant, il avait toujours voué fidélité à safemme, comme une sorte de respect mutuel qu'ils se devaient. Etavec Véronique à la maison, ils n'avaient pas le temps pour lesinfidélités.

 Alors cette femme à la permanente blonde, il allait lui parler. Detoute façon, il n'avait rien à perdre.

Et ils danseront dans les ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant