— T'as réussi ?
C'était Johanna qui causait. Nico avait les yeux dans le vague, après l'épreuve anticipée du bac qu'ils venaient de passer.
— Chais pas.
— Y avait du Sartre et du Rostand à citer, j'espère que tu l'as fait. Je t'avais filé le bouquin, en plus.
— Ouais ouais.
— Tu m'écoute ou ça se passe comment ?
— Déso, j'étais dans mes pensées.
— T'es quand même souvent dans tes pensées, fit l'adolescente en se craquant une cigarette. T'en veux une ?
— Non, ça ira.
Nicolas aurait pu dire oui, mais là, il n'en avait pas envie. Au début du mois, quand le pote de son frère s'était tiré, il avait filé des clopes pendant une semaine à celui-ci, il lui faisait trop de peine à se morfondre comme un zombie. Au bout de sept jours, il avait estimé que ça suffisait, il n'allait pas rendre addict Auré, et en plus, ça coûtait une blinde, ces trucs-là.
— Pff... J'ai pas envie d'aller au Sri Lanka, maugréa-t-elle. J'aurais préféré rester ici avec toi, on se serait plus amusé. Ma mère a réservé dans un truc façon club med. Je vais me faire chier et en plus, j'aurais ni toi ni mes bouquins. La loose...
— Estime-toi heureuse de quitter Marseille, au moins ! Y'en a qui sortent pas de la ville...
— Bah, c'est bien aussi de rester chez soi. Et puis tu parles, mais tu vas quand même avec ton pote en Andalousie.
— Pas faux. Mais mon frère part juste chez mes grands-parents.
— A Gap, c'est ça ? avait questionné Jo' en jetant son mégot par terre
— Ouais. Le pauvre, y va se faire chier.
— Ton frère est un con.
— T'es sérieuse, là ? Tu l'as vu qu'une fois !
— Très. Mais il m'a insupporté.
— Et tu balances ça comme ça ?
— Bah ouais, c'est quoi le problème ?
— Le problème, c'est que t'es peut-être trop franche...
La discussion s'était close, Jo' avait demandé à son copain s'il ne voulait pas venir squatter chez elle. Nicolas n'avait rien d'autre à faire, alors il avait accepté. Ils s'étaient mis à l'aise dans la piaule de l'adolescente. Ça sentait une odeur particulière, autre que celle de la nicotine. Sur la table de nuit, il y avait un sachet d'herbe.
— Tu fumes cette merde ?
— Ah. J'en étais sûre. Toujours les reproches. On dirait ma mère. Ça va, c'est juste un petit pétard de temps en temps...
—Jo', faudrait vraiment que t'arrêtes... C'est tellement pas bon pour toi...
— Tu veux pas arrêter de me critiquer ? Ah, tiens, j'ai lu ça y a pas longtemps. Lis-le, c'est génial.
Jo' pointait un livre avec comme titre Je suis mort.
— Franchement, j'ai adoré. C'est Marc-Edouard Nabe, il a vécu à Marseille. En gros ça raconte l'histoire d'un mec qui se suicide, et tu suis sa post-mort. Enterrement, décomposition du corps. Et argument notable de l'originalité du truc : c'est écrit à la première personne.
— Euh, Jo' ? T'es sûr que ça va ? Non parce que c'est quand mêmes super glauque, comme bouquin. Et il est pas antisémite, lui ?
— Pff, c'est des conneries. Je m'en fous de l'auteur, je te parle de son roman.
— J'ai bien compris. Enfin bon, ça n'a pas l'air gai... T'es sûre que ça va ?
— Assurément. T'sais, on peut lire des bouquins sombres en allant parfaitement bien, c'est pas incompatible.
Johanna était ce genre de fille qui était mal dans sa peau. Avec la mort de son père en troisième, ça avait rajouté une épreuve supplémentaire dans sa vie, et son deuil n'était même pas totalement fini. Nicolas le voyait bien. Durant sa période de collégienne, elle déprimait, se mutilait, pensait au suicide. D'un naturel pessimiste, elle s'était mise à fumer quand elle avait rencontré ce mec, Florian, qui avait cinq ans de plus qu'elle quand elle était en troisième. Jo' ne lui avait jamais vraiment dit ce qu'il s'était passé avec lui, mais dans les grandes lignes, Nico savait qu'il avait abusé d'elle et qu'il l'avait drogué. Pas de la drogue dure, il n'avait sans doute pas les moyens, mais juste des cigarettes. Une façon de la marquer matériellement. Elle n'avait pas arrêté depuis.
Jo' n'allait pas bien, ça crevait les yeux. Elle essayait de paraître normale, mais sur sa table, en plus de l'herbe, il y avait des antidépresseurs. Son copain n'était pas dupe, elle avait fait un tour en hôpital psy durant son année de seconde pour une tentative de suicide.
Quand ils s'étaient trouvés tous les deux par ce froid matin d'hiver, ça crevait les yeux que Jo' n'allait pas bien. Ses yeux étaient constamment rougis, ses jambes étaient frêles, depuis son histoire avec ce gars, elle avait maigri. Ses cheveux n'étaient pas coiffés, elle ne faisait plus attention à son apparence depuis le départ de Florian. Mais avec Nico, quand ils avaient commencé à tisser des liens, elle s'était reprise, avait tenté de se refaire une beauté. Elle était instable, au fond. Elle était sous l'emprise de son copain de l'époque, mais son père était mort d'un truc à cause de l'alcool. Elle avait aussi une addiction, dans un autre genre, et n'arrivait pas à arrêter.
— Bon ? On sort ? J'ai besoin d'air, demanda Jo'
— On va où ?
— Moi, j'irai bien à la plage. Faut que je passe récupérer mon maillot, mais ce serait cool.
— Si tu veux, ouais.
La plage était bondée. Les vacances scolaires n'étaient même pas encore commencées, et les touristes affluaient déjà sur la plage. Il devait aussi y avoir des Marseillais, mais il n'y avait pas de place pour poser sa serviette. Les deux ados s'en foutaient, ils avaient entassé leurs sacs derrière un rocher et étaient partis à l'assaut de la mer. Les gamins étaient rassemblés au-devant de l'écume, n'osant pas aller plus loin. Il y avait une telle foule qu'il était presque impossible de se déplacer. Nico et Jo' s'étaient faufilés pour aller plus loin, dans un coin plus profond et calme. Ils pouvaient nager et discuter sans qu'un gosse ne surgisse de nulle part chaque seconde.
Nicolas ne savait pas bien nager. De là où ils étaient, la mer était assez profonde. Ils avaient pied, mais en voyant sa copine se contorsionner en nageant le crawl, il avait regretté de ne pas avoir pris de cours de piscine en primaire. Jo' nageait super bien, et le garçon l'avait déjà remarqué. Sa silhouette longiligne se confondait avec l'eau, ses jambes souples et habiles domptaient l'élément. Sous l'eau, on ne distinguait que ses cheveux blonds qui remontaient à la surface. Nico tenta lui aussi de se mettre à nager, mais il n'était pas à l'aise. Ses mains battaient frénétiquement la surface en éclaboussant autour de lui, et ses pieds touchaient sans cesse le sol. Il se dit qu'il devait avoir l'air ridicule et se remit debout, observant le corps de sa copine qui se faufilait dans l'eau tel un poisson. Il l'admirait.
— Tu viens nager avec moi plus loin ? Y'a trop de monde ici.
— Ouais... Si tu veux... Je te suis.
Depuis les dernières vacances de deux mois, le garçon ne se souvenait pas avoir nagé, et il sentait qu'il avait perdu le peu qu'il avait acquis durant l'été précédent. Jo' allait vite, un peu trop à son goût. Il avait du mal à la suivre.
— Hé ! Attends-moi !
— T'es lent, c'est pas possible !
— J'ai pas été champion de natation pendant mon CE2, moi, sourit Nico.
— Oui, mais il n'empêche que t'es lent.
— On va dire que la natation n'est pas mon sport de prédilection, ça te va ?
— Si tu veux, rit l'adolescente.
Ils s'étaient tous les deux emportés vers le large, Jo' traînant son copain par le bras.
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Et ils danseront dans les ténèbres
Ficção GeralAurélien a quatorze ans, quelques réflexes de grand et une bande de potes soudée avec qui il passe ses journées dans le parc de son quartier marseillais. Quatre gamins qui regardent le foot avec admiration en jonglant entre les cours, les amis et la...