Le quartier n'avait pas changé. Les rues étaient toujours pareilles, les immeubles toujours en caillasses. C'était l'été, et en juillet, les deux gamins voyaient rarement leur ville. Ils étaient souvent en Italie, occupés à flâner. Même si c'était les vacances, les gens restaient. Pas assez de thunes pour payer des vacances. Pour aller où ? La mer était juste à côté.
Ils n'avaient pas longtemps erré dans les rues, ils s'étaient vite installés dans l'appartement de Dino pour établir leur campement d'une nuit. L'endroit était calme, les prémices de la finale se sentaient, comme une tension électique dans le quartier. Les jeunes et les plus vieux avaient revêtu un maillot d'un des joueurs, prêts à tout pour gagner la première étoile. Ils n'avaient rien acheté dans les supérettes, avec la monnaie italienne, ça coûtait plus cher, il fallait aller au change, c'était compliqué, ils avaient la flemme. Ils s'étaient nourris des quelques boites de conserves en restes dans les placards de Dino, de toute façon ils avaient trop mal au bide pour penser à la bouffe. Ça faisait du bien de revoir Marseille. Zac' pouvait le dire, ça faisait longtemps qu'il n'avait pas vu sa ville et il était content de pouvoir resituer les lieux, la Bonne-Mère, la friche, le Vieux-Port, les ruelles du quartier, tous ces endroits qui perduraient quelques temps dans sa mémoire, mais qui peu à peu s'effaçaient telle de vieilles photos en sépia.
— Tu veux qu'on aille où ce soir ?
— Ben je sais pas... Le bar en bas, non ? avait proposé Zacaria.
— Ou celui sur le Vieux-Port, à mon avis, ils sont chauds.
— Comme tu veux. Mais ici c'est notre quartier, ce serait cool d'être avec tout le monde.
— Ouais, c'est vrai. On pourra retrouver plein de gens.
Dino pensait à tous ces gamins qu'il connaissait de vue dans la Belle de Mai, ces collégiens qu'il voyait tous les jours, et ces connaissances aussi, ces enfants avec lesquels on avait joué au foot quelques fois, avec qui on avait échangé des astuces dans les jeux vidéo ou on avait fait un exposé en science ensemble en sixième. Il y aurait sans doute Ichrak, aussi, la pote d'Auré. Dino la connaissait assez bien maintenant, elle traînait parfois un peu avec la bande, et sa présence féminine donnait une autre allure au groupe. De loin, on aurait dit des punks des années quatre-vingt qui écoutaient les Sex Pistols en gueulant contre le système. Sauf que peu à peu, ils étaient devenus des purs produits de consommation des années quatre-ving-dix, rêvant de la Playstation ou du dernier album de NTM.
Jusqu'à l'heure du match, alors que la tension dans la ville ne faisait que de monter, Dino et Zac' s'étaient un peu baladé dans les rues étroites, croisant quelques supporters déjà prêts.
Ils s'étaient installés dans un bar, le symbole du quartier de la Belle de Mai. Les vieux semblaient picoler depuis le matin, les téléviseurs restaient branchés sur la une qui n'étaient pas écoutés tant que l'image du stade de France n'avait pas fait son entrée. Les jeunes commençaient à affluer, des étudiants précaires en bandes organisées, ou des désœuvrés ne trouvant rien d'autre que des CDD. Dans un coin Ichrak était là. Elle semblait seule, au milieu de ces tocards qui prenaient toute la place et empestaient l'alcool. Quand Zacaria s'était avancé vers elle, son visage s'était relâché. Autour d'elle, des vieux bourrus parlaient d'une voix rauque. Le bar avait été transformé en une gigantesque cantine pour soixantenaire bourrés.
— Salut Dino, salut Zacaria ! Tu vas bien depuis le temps ?
— Ben ouais. Faut bien.
— Et toi, avait-elle fait à l'attention de Dino, t'étais pas en Italie ?
— Ouais, normalement. Mais on a fui pour voir le match en France.
— Attends, t'es entrain de dire que...
— Qu'on s'est tiré hier soir sur un coup de tête en bus. On a roulé pendant presque un jour. Et on repart demain.
— Vous êtes beaucoup trop fous... J'aimerai bien pouvoir fuir moi aussi.
Ils avaient discuté quelque temps de tout, de rien, de Zidane, des chances de gagner la finale. Le coup d'éclat était imminent, les vieux s'étaient redressés, soudain intéressés par ce que disait le commentateur qui n'avait pas l'habituel accent marseillais, alors ça avait un peu gueulé, ils ont honte de notre pays, les cons. La Marseillaise retentissait, ça vibrait dans toute la salle avec les enceintes derniers cris achetées pour l'occasion.
La France menait, putain. Et dehors il n'y avait pas de bruit, juste les lumières bleues des téléviseurs qui se diffusaient. Quelques klaxons parfois, des « La France va gagner ! » ou « on va les niquer ! » Ça ressemblait à un moment de flottement. A la mi-temps, tout le monde était sorti dans les rues, comme une immense procession pour réclamer le trophée, en plus Zidane venait de marquer. Les trois amis avaient décidé de changer de bar, vers le Vieux-Port, parce que l'ambiance était trop maussade dans le bistrot de la Belle de Mai, les vieux avaient colonisé l'endroit et les quelques jeunes présents n'étaient pas assez enjoués. La circulation était embouteillée, les supporters criaient, bouchaient les rues et les grandes arcades, elles aussi pleines. Ça semblait impossible de rejoindre le port avant la reprise du match. Alors, ils s'étaient dépêchés, poussant les corps suants des déambulateurs de rues. Devant le Vieux-Port, c'était les étudiants du campus d'Aix qui dominaient, ceux qui habitaient le coin, qui n'étaient pas rentrés chez eux pour les vacances, ou pas encore. Ils buvaient leurs bières à outrance, Dino en avait récupéré une, elle était tiède, il l'avait jeté.
Devant le Vieux-Port, dans ces bars plus branchés, plus touristiques, on se sentait mieux. On respirait, au sens figuré, bien sûr, ça puait toujours autant sous les aisselles des gens. Mais il y avait une bonne ambiance, plusieurs écrans diffusaient la pelouse du stade de France. Les supporters étaient accoudés au bout du bar, ils sirotaient des bières qui semblaient sortir de chambres froides. Ichrak paraissait obnubilée par l'écran que tout le monde regardait, les yeux absorbés par ces plans qui changeaient sans cesse. Les trois-quarts d'heure s'étaient finalement écoulés, et au coup de sifflet final, on avait crié à s'en déchirer les tympans. Les gens sortaient un à un dans les rues, les supporters des bars alentours venaient d'un seul pas se rassembler sur le Vieux-Port. Ils devaient être des milliers, ce dimanche soir - alors que c'était d'habitude si déprimant - à marcher d'un seul cri, la France avait gagné. On était champion du monde. Les gens étaient heureux, des sourires se forgeaient sur leur visage de cadres branchés, d'employés sous-payés, d'ouvriers malmenés. Ce jour-là, et seulement cette soirée-là, ils ne formaient qu'un. Qu'une masse difforme de bleu, blanc et de rouge qui devait représenter la France, le peuple. Mais fallait pas se leurrer, c'était seulement cette soirée-là. Et encore.
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Et ils danseront dans les ténèbres
Ficção GeralAurélien a quatorze ans, quelques réflexes de grand et une bande de potes soudée avec qui il passe ses journées dans le parc de son quartier marseillais. Quatre gamins qui regardent le foot avec admiration en jonglant entre les cours, les amis et la...