Chapitre 33

14 1 1
                                    

La semaine était passée lentement. Les heures avaient défilé une à une sur le cadran de l'horloge qui sonnait les coups une fois sur deux. Aurélien restait attablé dans la cuisine, la tête dans les épaules et la mine renfrognée. Quand la télé était allumée, il regardait les programmes que ses grands-parents voulaient bien mettre, parfois Intervilles ou Fort Boyard, mais souvent des feuilletons débiles sur la une, ou des chiffres et des lettres, avant le vingt heures. Mais surtout ce qui avait manqué à Auré pendant cette semaine, c'était Jérémie et Désiré dont il n'avait aucune nouvelle.

Clément avait téléphoné pour parler foot, il disait qu'il se faisait chier lui aussi à Aurillac (au moins il n'était pas enfermé) qu'il aurait aimé voir de lui-même le match Brésil-Pays-Bas dans sa ville. Il avait décroché le lendemain des embrouilles des trois lascars avec les flics, et même si son ami avait appelé pour causer sport, ça avait fait du bien à Auré d'avoir une parenthèse dans sa journée où il lui était interdit de sortir. Le climat de la maison était froid, on ne lui adressait la parole qu'en cas d'extrême nécessité. C'était surtout ses parents qui vivaient ça comme une forme d'humiliation, comme s'ils n'avaient pas assez d'autorité pour s'occuper de leur gosse vagabond. Catherine était à bout, Pierre aussi, sans doute, mais il l'exprimait moins. Au fond de lui, le blond était heureux que le foot vienne bousculer sa semaine, parce que les amis de son grand-père venaient boire un bon côte du Rhône que leur servait Micheline en regardant les matchs.

Le huit, il avait regardé France-Croatie comme tout le monde, avec les vieux potes de son grand-père et de son père qui picolaient en braillant devant le poste. Pour la finale du douze, il comptait bien braver l'interdit et sortir dans les bars ouverts exceptionnellement le dimanche pour l'événement sportif majeur. Le public allait se ruer dans les rues calmes de la ville, à la recherche de bistrots où regarder Thuram, Zidane, Petit et les autres marquer des buts face au grand adversaire qu'était le Brésil, mais c'était peine perdue, personne n'y croyait.

Le douze arrivait, l'ambiance montait. Zac' et Dino devaient regretter de ne pas être en France pour profiter. L'Italie avait été sortie en quart, ils devaient être déçus. Les gens se préparaient à fêter l'événement, à vibrer pour la France durant une heure et demie. Quoique soit le résultat, ils allaient regarder les deux équipes s'affronter sur le ring. La torpeur de l'été restait en suspens quelques instants, le temps d'une soirée où on buvait à la santé des bleus. La veille du match, il avait reçu un coup de fil de Dino et Zac'. Ça lui faisait du bien de les entendre. Et ils avaient été droit au but : ils étaient partis de Bari jusqu'à Marseille juste pour voir la finale, et ils appelaient pour demander s'il pouvait venir. Il aurait voulu pouvoir y aller, faire le fou une nouvelle fois en descendant en bus pour voir ses potes. Mais il ne pouvait pas. C'était rare dans ce genre de situation qu'il dise non, mais il était obligé. Avec la connerie qu'il avait faite, pas moyen de demander de la thune et de fuguer. A contrecœur et avec un peu de jalousie, il avait souhaité un bon match aux gars, et avait raccroché.

* * *

Aurélien avait du mal à définir l'ambiance. Il errait avec ses deux potes dans les rues du petit centre-ville de Gap, dans les quelques bars ouverts qui diffusaient déjà la chaîne en direct du stade de France. Le jour était encore bien présent, les gens s'étaient maquillés aux couleurs du pays, avaient emporté avec eux les drapeaux achetés pour l'occasion. Il y avait eu rupture de stock pour acheter ces étendards, ceux qui avaient réussi à s'en fournir étaient les mêmes chanceux qui se jetteraient sur les nouveaux maillots de l'équipe de France avec une étoile si le pays venait à gagner. On pouvait même sentir l'électricité dans l'air, avait trouvé Auré. Il faisait hyper chaud, tout le mondé était de sortie. Les trois amis avaient fini par trouver un bistrot qui n'avait pas été trop pris d'assaut par les soixantenaires buveurs de bière mais par une ribambelle de jeunes étudiants qui devaient être chez leurs parents l'été venu. Le coup d'envoi était fixé à vingt-et-une heure, il restait une dizaine de minutes avant de voir apparaître les têtes de l'équipe de France sur les télés accrochées aux murs. Les supporters buvaient bruyamment leurs bières, leurs tacos achetés à bas prix dans le resto de l'avenue qui faisait des réductions pour la soirée. Dans les rues du centre-ville de Gap, c'était la fête. Tout le monde s'était réfugié dans les bistrots attenants, et à travers les fenêtres des appartements, on pouvait voir les téléviseurs qui tournaient à pleins régime diffusant une lumière bleue dans les pièces. Des couples avec enfants s'installaient dans le sofa, ces prolos qui troquaient quatre-vingt-dix minutes de leur temps de cerveau disponible pour des footballeurs pleins aux as. Mais ce soir-là tout le monde s'en foutait, vibrait pour le même pays, du prolo payé à coups de lance-pierre à l'actionnaire français de chez Coca qui sponsorisait l'événement sportif. Auré avait envie de plaindre ces millions de gars, de France ou du Brésil qui soutiendraient l'événement, en oubliant leurs vies monocordes qui vibraient, avec les assedics qui tardaient à arriver, le chômage qui les rongeaient, tous ces prolos qui allumaient leur poste acheté en promo quelques mois plus tôt, mais si chérie, y'a moins cinquante pourcent, c'est les soldes, le nôtre est vieux. Ces gamins qui regardaient, en criant de joie à chaque but français, qui demandaient non-stop pourquoi le ballon était remis en jeu ou pourquoi il y avait un penalty.

Jérémie avait commandé trois bières, elles étaient tièdes, mais coûtaient pas cher. Le frigo du barman avait dû craquer en fin d'après-midi, alors qu'un rush arrivait à toute allure. Les supporters criaient les noms des joueurs, serraient les dents dès que la balle passait un peu trop proche d'un but français, et encourageaient dès que y'avait une frappe d'un bleu. Auré avait regardé le match bien sûr, mais il trouvait ça marrant d'observer la gueule des gens lambda, des touristes qui se foutaient du gagnant – si ce n'est pour déterminer l'ambiance. Ces cinquantenaires célibataires qui voulaient pas passer le match tout seul et étaient descendus en short, polo et claquettes. Ces gamins de huit ans qui se retrouvaient là sans que personne ne sache pourquoi, qui goûtaient la bière de leurs parents quand ils regardaient les footballeurs rattraper les touches. Finalement les Français avaient enchaîné trois buts – le dernier à la toute fin. A chaque fois on avait entendu les cris qui semblaient venir de partout, et les habitants ouvraient les fenêtres pour faire voguer le drapeau bleu-blanc-rouge face au vent. Auré n'imaginait même pas ce que ça devait être à Paris ou Marseille. Ce que le résultat du match devait susciter comme émotion chez chaque personne. A Gap, les gens criaient et balançaient des pétards. A Marseille, pensa-t-il, je serai sans doute devenu sourd. Il songea à ses potes qui devaient se déchaîner. Ils étaient fous, eux aussi, d'avoir fait tout ce trajet.

Dehors, les supporters s'amassaient dans les rues du petit centre-ville. Auré pensait à son père et à ses vieux amis qui devaient s'être amassés devant la télé chez ses grands-parents, à son grand-père qui devait avoir bu des bières à outrances, à sa mère de mauvaise humeur qui devait faire la vaisselle, qui avait maugrée contre ces footballeurs payés à rien foutre, même si elle avait sans doute fini sur le canapé à regarder le match avec toutes les figures masculines autour d'elle. Sa belle-mère avait dû se coucher tôt, comme d'habitude. Jérémie avait bien bu, en tout cas. Il avait le nez rouge et semblait avoir le vertige. Ses deux amis le tenaient par les deux bras, et Désiré semblait plutôt amusé de la situation. Ils avaient déambulé dans les rues, suivant la masse d'habitants qui se rassemblait sur la place principale, hurlant à la mort. Ils avaient gagné. Pour la première fois, le trophée, il était à eux. Pour ces gens, c'était leur victoire, celle de quand ils étaient gamins et qu'ils jouaient avec un vieux ballon, entre gosses en rentrant de l'école.

Aurélien rentrait aussi dans le jeu de tout ce monde uni autour d'une seule patrie. Ça le faisait marrer de voir cet engouement, de se dire que quelques jours plus tard, tout ça serait oublié, que les gens reprendraient leur vie monotone. Au fond, ils le savaient tous. Que c'était comme une soirée en boite. Éphémère, ils profitaient de l'ambiance et de l'euphorie pour lâcher prise, oublier le boulot et les tracas, la famille qui finissait de toute façon par nous faire chier. Tous ces gens, qui ce soir-là, n'avaient pas noyés leurs problèmes dans l'alcool, mais dans le foot et l'alcool. Tous ces prolos qui passaient un à un, qui défilaient avec leurs problèmes d'argent, le crédit de la voiture, le loyer de la maison qu'on payait toujours en retard, ces découverts qu'on se tapait à la banque le quinze du mois. Ce soir-là, tous ces gens avaient décidé d'oublier. On avait gagné, putain.

Et ils danseront dans les ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant