Chapitre 5

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Odette était sortie de son pavillon qu'elle avait acheté pour faire sa retraite en toute tranquillité et avait récupéré les clés de sa voiture dans l'assiette fourre-tout à l'entrée. La R5 qu'elle possédait marchait encore parfaitement et cela l'arrangeait bien : pas question, à son âge de se repayer une voiture comme la Renault Clio II. Odette aimait bien Renault. Après la guerre, quand ils avaient sorti leur voiture 4CV. Elle préférait ce genre de modèles que la Volkswagen Coccinelle ou d'autres bolides en vogue à l'époque.

Le moteur rugissait sombrement, et Odette parti en trombes de son lotissement de Vitrolles, direction Valence. Elle se demandait bien ce que son petit-fils faisait dans cette ville si loin de chez lui, mais en bonne grand-mère, elle avait évité de poser des questions et avait ravalé son grincement de dents quand elle avait vu le prix qu'elle devait payer à la pompe pour remplir son réservoir d'or noir.

Sa carte Michelin édition mille-neuf-cent-quatre-vingt-seize en main, elle put partir en direction de Valence, par l'autoroute du soleil pour arriver au plus vite, à cette époque encore gratuite avant l'infâme privatisation.

Odette avait mis l'autoradio pour avoir un peu de compagnie. C'était France Culture. Odette aimait Renault et France Culture. Alors écouter cette radio dans sa voiture, c'était un peu le Graal. Le petit bonheur. Mais la vieille dame était toujours avec ses interrogations. Pourquoi Aurélien était-il parti sur un coup de tête à Valence ?

La voix douce de la présentatrice de la radio publique adoucissait les mœurs d'Odette. Elle écoutait sans vraiment écouter, trop préoccupée par son petit-fils et ses escapades. Il avait tout de même réussi à aller tout seul jusqu'à Valence seul et elle n'en revenait pas.

Elle avait fini par arriver au lieu-dit, non sans se questionner. Aurélien attendait là, dans cette cabine téléphonique en face de la gare routière. Il semblait trembler et tenait dans sa main le téléphone couleur bleu marine. Dès qu'il aperçut la Renault 5 rouge de sa grand-mère qu'il reconnaissait toujours grâce à l'énorme autocollant « France Culture » sur la carrosserie arrière de la voiture, il ressentit un soulagement. Il s'était levé avec un automatisme légendaire pour rejoindre le côté passager de la voiture, se tournant vers la grand-mère qui le dévisageait.

— Aurélien... S'il te plaît. J'ai pas fait toutes ces bornes pour rien. Alors par pitié, explique-moi.

— Zacaria.

— Ah oui, ton copain, c'est ça ? Et bien ? Vous vous êtes disputé ? Ça arrive, ne t'en fait pas, ce n'est...

— Non. Non, enfin, je veux dire... Il va déménager. Il retourne en Italie.

— Oh... Mon chou...

— On est comme une famille avec lui, Dino et Clément. Je me vois pas aller au parc et vivre sans lui. Je veux pas qu'il parte.

Aurélien reniflait. Odette devina vite qu'il refoulait ses larmes.

— Pleure, Aurélien. Pleure si ça peut te faire du bien.

— Ce sera plus jamais pareil s'il s'en va. J'avais jamais pensé à ça. Mamie... Je veux pas qu'il parte...

— Aurélien... On va aller chez moi, à Vitrolles. Je te préparerai ton steak-frites pour ce soir, tu le prendras dans le canapé devant un programme débile, j'appellerai tes parents pour leur dire que tu es chez moi, et tu resteras dans la chambre bleue pour la nuit. T'en pense quoi ?

— Merci... Merci Mamie.

La voiture filait désormais vers le sud, et les deux heures qui séparaient les deux villes n'effrayait plus Odette. Elle allait se faire quatre heures de route dans la même journée, et non seulement ça picotait à sa petite pension proche du minimum vieillesse, mais en plus, elle avait les pieds engourdis à force d'appuyer sur les différentes pédales.

Le moteur bourdonnait, et Odette regarda furtivement son petit-fils à côté d'elle.

Aurélien dormait profondément. Ses mèches blondes allaient dans tous les sens, et à tous les coups, sa fille Catherine aurait grogné de le voir en si piteux état, et elle aurait sorti un peigne de son grand sac à main pour que son fils soit plus présentable. Odette trouvait que depuis qu'elle avait été virée en ce fameux jour de septembre quatre-vingt-dix, elle n'était plus la même. Les catastrophes s'étaient d'ailleurs enchaînées, deux ans plus tard, son père était mort.

Il faisait nuit noire quand Odette avait garé la voiture devant le pavillon acheté pour sa retraite quelques années plus tôt. Elle avait détaché Aurélien qui dormait toujours profondément, et avait l'impression de revenir quand il n'était encore qu'un petit enfant et qu'elle s'occupait de lui certains week-ends, pour que sa fille et son mari soufflent un peu.

Hugues apprenait à ses deux uniques petits-enfants à jardiner dans le petit carré de jardin dont ils disposaient et Odette faisait des gaufres pour récompenser les garçons qui avaient bien travaillé en maniant la terre sableuse. Puis Catherine repassait chercher ses enfants, elle prenait un bon thé et une gaufre et récupérait les deux gamins.

Hugues les adorait, ces deux gosses. Mais il avait fini par partir, par s'envoler.

— Mamie ? T'es là ?

— Je t'installe le lit. Tu veux une tisane ?

— Non merci. Je crois que je suis crevé.

Le divan rouge quarantenaire qu'Odette possédait depuis belle lurette était encore en parfait état, et la vieille dame s'empressa de faire le lit de son petit-fils avec les couvertures chaudes du placard de sa chambre.

— C'est bon, si tu veux venir Aurélien. Je vais me faire une infusion, tu es sûr que tu n'en veux pas ?

— Non, c'est gentil. Bonne nuit Mamie. Et merci. Merci d'être venue me chercher.

Odette n'eut même pas le temps de répondre qu'Aurélien s'écroulait déjà dans ses draps et dans un sommeil sans doute mouvementé. Odette soupira. Elle bu sa tisane face à la fenêtre de la cuisine, dans sa maison sans charme. Avant, elle vivait à Martigues dans une zone plus sympathique, mais avec la retraite, il avait fallu quitter la belle maison familiale avec son mari. C'était trop cher pour deux pensions misérables de retraite. Alors Hugues et elle s'étaient tournés vers ce nouveau quartier pavillonnaire de Vitrolles, une ville voisine en pleine expansion.

Hugues... Le fantôme de son mari décédé la hantait encore et toujours. Il était parti. Il avait fugué. Odette aimait bien ce côté métaphorique de la mort. Ce ne serait que quelqu'un qui partirait, qui pourrait revenir. Les larmes lui montaient petit à petit aux yeux. Si Odette était partie allait chercher son petit-fils à Valence, c'était par gentillesse, la gentillesse d'une grand-mère, mais c'était aussi parce qu'elle et Hugues s'étaient rencontrés à Valence, un soir d'été au début des années cinquante. Alors la vieille dame ne voulait pas se l'avouer, mais elle était parti à Valence pour revoir cette ville. Cette ville de sa jeunesse et de la fougue qu'on y associait. Elle avait vécu vingt-trois ans dans cette belle cité. Sa jeunesse, elle l'avait toujours caché à ses deux enfants. Ils savaient tous les deux qu'elle avait passé son enfance à Valence, mais Catherine et Boris n'avaient jamais vu leurs grands-parents maternels.

Quand elle avait rencontré Hugues, ça avait été le coup de foudre. Le jeune garçon était venu pour quelques semaines chez un oncle, et Catherine était vite tombée amoureuse de ce beau brun au sourire charmeur. Lui aussi. Et elle l'avait suivi quand il était rentré dans sa ville non loin de Marseille, à Martigues. Elle vivait dans la demeure de ses beaux-parents, et ses parents coupèrent les ponts avec elle. Sa nouvelle vie au gré de la Méditerranéenne chez de modestes poissonniers la changeait grandement de la grande oliveraie que tenaient ses parents dans la Drôme. Odette termina de ranger sa cuisine puis partie à pas de loup dans sa chambre, déposant à la volée un bisou sur le front de son petit-fils.

Et ils danseront dans les ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant