Chapitre 53

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La situation précaire où Pierre dormait sur le canap' du salon n'avait pas duré très longtemps. Une dizaine de jours après son retour, Catherine en avait eu marre d'avoir une loque sous son toit qui ne prenait même pas la peine de s'habiller et d'arrêter de traîner devant la télé. Elle avait de l'humanité, mais aussi des limites. Et cet homme pour qui elle ne portait plus aucuns sentiments qui squattait son sofa, elle avait déjà donné. Depuis qu'elle passait quelques soirées par semaine chez sa mère, ses nerfs s'étaient radoucis, parler du bon vieux temps et des vieilles histoires de famille l'enchantait. Après tout, elle ne connaissait rien de la jeunesse de sa mère, ou presque. Alors le soir en revenant du boulot, elle filait à Vitrolles et les deux femmes devenaient les complices qu'elles n'avaient jamais étés. Catherine fuyait son appart, elle redoutait ce qu'elle allait y trouver : l'épave de son mari avec lequel elle avait demandé le divorce, un homme abîmé, écorché qui ne tenait plus debout. Il semblait juste avoir la force pour récupérer des bières Leader Price dans le frigo. Elles n'avaient aucun goût, mais ça faisait du bien. En plus, la chaleur était à crever, il fallait bien se soulager un peu. Nicolas avait déménagé chez son pote Seb, il lui avait réservé une partie de son armoire et l'ado tutoyait maintenant les parents de son ami. Il faisait presque parti de la famille. Auré, lui, errait. Il pouvait rester dehors jusqu'à tard, vingt-deux ou vingt-trois heures, tout le monde s'en foutait. Son père ne se souvenait même pas de son existence et sa mère était trop occupée à déterrer les vieux démons du passé.

Sauf qu'un jour, Odette et Catherine avaient fini de refaire mentalement l'arbre généalogique de la famille, et qu'il avait fallu passer à la suite. Elle était revenue dans son appart débrayé où la vaisselle n'était plus faite, tout semblait indiquer qu'un célibataire désœuvré habitait seul dans ce cataclysme. A partir de là, elle avait voulu reprendre les choses en main, instaurer des règles auprès d'Auré pour qu'il ne soit pas sans cesse livré à lui-même. Catherine avait bien conscience de la situation précaire qu'elle occupait avec son mari – ou ex-mari, on ne savait plus trop – et au fond, même si elle avait du mal à l'avouer, elle savait bien que se séparer était la meilleure chose à faire. Alors un jour, elle avait pris son courage à deux mains, et réellement, elle avait dit à Pierre de partir. Pas provisoirement, non. Elle lui avait dit de quitter l'appartement, de faire ses cartons. Qu'il pouvait garder les clés de la bagnole et qu'elle n'en avait rien à foutre.

Lui, il avait fait ses valises, entassé des bricoles inutiles dans des cartons rongés, il n'avait pris aucun meuble, juste la précieuse table qui lui appartenait dans la chambre de Nico et Auré. L'homme avait vidé les placards, pris quelques papiers importants, des vêtements, et surtout, son alcool qu'il ne risquait pas d'oublier. Dans la journée, il avait entassé les cartons dans le coffre de la petite voiture, avait à peine salué Auré et Catherine et la bagnole était parti en un crissement de pneus.

Pierre n'avait nul part où aller. Pas de maîtresse chez qui se réfugier, pas de bon pote ayant de la place pour l'accueillir, pas de collègues qui pourraient le dépanner pour une ou deux nuits, le temps de trouver un truc stable. Non. Juste ses parents, qui habitaient à Gap chez qui il pourrait squatter. De toute façon il n'avait plus de boulot et plus une thune en poche. La nostalgie de ses années à Gap l'emplissait soudainement, il se souvenait de toute sa jeunesse, la fougue qu'il avait à l'époque, les jolies filles qui se faisaient désirer qu'on rencontrait dans les bals, les copains avec qui on fumait sur les bottes de foin après le travail à la ferme, sans peur de mettre le feu au tas de paille. Certains de ces gamins étaient partis dans les plus grandes villes environnantes, Grenoble, Lyon, Marseille. Il avait perdu contact. D'autres s'étaient mariés, avaient repris l'exploitation de ferme de leurs parents et priaient pour que leurs enfants fassent de même quelques années après.

Quand même. On avait beau jouer les durs, dire que ça ne faisait rien de se séparer définitivement de sa femme, ça ne voulait pas dire qu'on en chiait pas à côté. Pierre avait du mal à se remettre de tout ça. L'alcool ne l'avait pas fait devenir insensible, c'était presque le contraire d'ailleurs. Parfois, le soir, les larmes venaient seules, dans la mélancolie des soirées estivales qui se finissaient tard. Il avait l'impression d'être un gamin incompris, celui qui souffrait sans que personne ne daigne l'écouter. Il avait démissionné de sa boite d'intérim parce qu'il en avait ras-le-bol de changer de boite chaque semaine, et en soit, il n'avait pas tort. A quoi ça pouvait bien rimer, de s'arracher son corps, de l'échanger contre un peu d'argent chaque mois ? Surtout que depuis que l'usine avait définitivement fermé ses portes, la valeur communautaire qu'on pouvait trouver dans le travail avait disparu, ils changeaient de collègues sans cesse, les quelques ouvriers des chantiers sur lesquels il taffait le méprisaient, lui et les autres intérimaires. Ils n'étaient pas foutus de trouver un boulot stable, de toute façon.

Alors encore une fois, il organisait une fuite. Sans adrénaline, peu palpitante, avec un peu de tristesse et un goût de renouveau. Il rentrait chez ses parents, comme un gamin après un échec dans le début de sa carrière professionnelle.

La voiture roulait à pas feutrés sur l'asphalte, Pierre avait peur de dépasser les limitations de vitesse et de se faire flasher, il n'avait pas l'envie de recevoir un courrier attestant de son incapacité à respecter le code de la route.

Ce qui était marrant – ou plutôt angoissant – c'était qu'il n'avait osé prévenir personne, il pensait passer à l'improviste chez ses parents, demander s'il pouvait venir quelques temps, sans donner de dates précises. De toutes façons, il aurait voulu passer le reste de sa vie dans son ancienne chambre de gamin encore naïf dans laquelle il se sentait en sécurité. Il n'était arrivé, en quarante ans d'une existence morose, qu'au second pallier de la pyramide de Maslow. Quoique, il avait pu se sentir appartenir, un temps, attaché à sa famille, ses parents, sa sœur, sa femme, ses gosses. Mais ces sentiments bienveillants n'étaient plus que des cendres brûlées à vif depuis qu'il avait tout envoyé valser.

Au loin, entre les petits hameaux dispersés dans la commune, la maison familiale qu'il avait toujours connu se discernait peu à peu, et un renouveau se profilait. Un retour aux sources, au début de son existence.

Il avait calmement débarqué dans la cour qui accueillait une voiture bien garée, faisant crisser les pneus du véhicule contre les gravillons écorchés que contenait la cour. Il était sorti du véhicule, marchant avec un mélange de calme et d'appréhension vers la petite maison qu'il avait toujours connu. Attablée et résignée face à la toile cirée de la table de la cuisine, la vieille dame courbée lâcha un regard vers l'entrée, pensant sans doute à un de ces visiteurs qui daignaient encore s'occuper des vieux, en échange d'une contrepartie, l'aide-ménagère, le postier. Mais non. Là, c'était son fils, en chair et en os, qui débarquait, clope au bec. Une gitane achetée sur le chemin, évidemment.

— Tu nous avais pas prévenu que tu passais, remarqua Micheline en premier lieu

— Tu aurais voulu ? Je savais pas que ton agenda s'était alourdi.

— Oubli. Bon... Tu veux boire quelque chose ?

C'était autour d'un bon verre de vin qu'ils avaient discuté, la bouteille la moins chère du rayon achetée au super U du coin. On allait quand même pas payer l'alcool de tous les visiteurs.

Le liquide avait fait son effet dans le corps de Pierre, bientôt ses nerfs avaient commencé à se détendre et il avait fini par raconter d'un ton détaché son aventure à ses parents.

De toute façon, l'homme avait trop la tête qui tournait pour enregistrer la moindre réaction que ce soit. Il avait marmonné qu'il allait se coucher, avait fermé les persiennes pour s'envelopper dans le noir et on en avait plus entendu parler jusqu'au dîner.

C'était donc ça, le progrès social. Revenir chez ses parents à quarante-cinq ans en laissant derrière soi sa femme et ses enfants.

Et ils danseront dans les ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant