Chapitre 2

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Aurélien, Dino, Zac' et Clément s'étaient tous retrouvés à la gare routière après avoir mangé, vers treize heures, pour vaquer à leur escapade hebdomadaire. Ils avaient tout l'après-midi devant eux, et ce n'était pas pour leur déplaire.

— On va où, avait demandé Clément à ses trois potes

— Hyères ? Cannes ? Fréjus ? Toulon ? avait proposé Dino, cherchant à s'aventurer toujours plus loin

— Et pourquoi pas Nice, lui avait répliqué Zac', Toulon, c'est super loin !

— Ou alors, avait avisé Aurélien, on se fait la Ciotat, comme d'hab. Je suis sûr qu'il y a encore des trucs qu'on n'a pas exploré.

Clément et Zacaria avaient marmonné qu'ils étaient d'accord et Dino n'avait pas tardé à se ranger à leur avis. Ils étaient arrivés dans la ville portuaire quarante minutes plus tard, sur le quai du Général de Gaulle, profitant du doux climat et de l'air de la méditerranée en ce mois de mai. L'église dominait, alors qu'en face se dressait des bateaux amarrés au port. Dino connaissait un homme d'une soixantaine d'années du coin, un cousin éloigné de ses parents qui avait été pêcheur avant sa retraite, et possédait toujours son bateau. Il traînait souvent près du port, comme si la nostalgie lui faisait revenir là où il travaillait quelques années plus tôt. Parfois, pour le plaisir de pêcher comme l'artisan qu'il était avant, il se levait à trois heures du matin dans sa petite maison du haut de l'avenue Champlan pour se diriger de nuit vers Port-Vieux, préparant son bateau et partant en mer pêcher aux côtés des gros chalutiers qui tuaient doucement mais sûrement les artisans. Il aimait justement ces moments qu'il vivait entre lui et la mer, tantôt paisible et douce, tantôt déchaînée et violente. Luigi, de son nom aimait les deux facettes de cette mer, trouvant toujours intrigant que cette étendue de bleu qu'il connaissait par cœur soit si différente en fonction des jours et de la météo. Les quatre garçons, après s'être baladé dans la ville avaient donc rejoint le port et l'endroit où était habituellement amarré le bateau de Luigi.

— Luigi, Luigi ! l'avait alpagué Dino

— Buongiorno Dino, comment vas-tu ?

L'homme parlait avec un fort accent italien, mais les quatre garçons étaient habitués, leur quartier regorgeait d'immigré italiens venus travailler dans la manufacture à tabac du quartier de la Belle de Mai, et qui aujourd'hui, bossaient dans le tertiaire et l'intérimaire.

— Vous voulez que je vous prenne en bateau, c'est ça ? Ah, les petits chenapans, ils arrivent pile au moment où j'allais repartir... Vous avez de la chance ! Je vous emmène où ?

— En Italie, avait crié de joie Zacaria qui rêvait de son pays chaque nuit et de toutes les villes de la botte, Venise, Rome, Naples, Milan, mais surtout Bari, sa ville d'origine.

— Ah mon garçon si seulement ! Je suis sûre que tu iras un jour, mon petit gars, je veux dire pour de vrai, et y vivre. C'est sensationnel... Vous m'aiderez à pêcher au filet ? avait demandé le retraité, changeant volontairement de sujet.

Luigi avait lui aussi ses blessures qu'il n'arrivait pas à panser. Il avait vécu en Italie jusqu'à ses vingt-trois ans, avant de partir travailler en France, à Antibes, parce qu'on disait que ça payait bien en France, qu'il parlait bien Français, que c'était une occasion en or. Il était arrivé dans son pays d'accueil dans les années cinquante avec la jeune fille qui deviendrait ensuite sa femme. Quand il eut trente ans, elle décéda subitement d'une maladie incurable. Sa douleur était tellement grande que chaque rue de sa ville lui rappelait son frêle corps, et la pensée de sa femme ne cessait de le hanter. Il voulait partir, arrêter de se morfondre sur son sort, larguer les amarres. Mais il ne voulait pas non plus revenir sur sa terre natale, à Bari. Il voulait rester en France, ce beau pays qu'il avait appris à chérir. Il tenta de se convaincre de quitter la Provence et la côte d'Azur, pour railler Paris, Bordeaux, Lyon, Lille ou Nantes. Une ville loin d'Antibes où ses souvenirs étaient si douloureux. Finalement, il n'osa pas sauter le pas et s'installa dans une petite maison avenue Champlan en tant que pêcheur, et depuis ce jour de mars mille-neuf cent soixante-deux où il débutait sa nouvelle vie à la Ciotat, il ne s'était pas remarié et vivait avec la mer, au gré de ses caprices. Il avait à une époque songé à vivre sur son bateau, en quasi-autonomie, mangeant du poisson toute la journée, mais il avait fini par aimer cette petite ville qu'était la Ciotat, aux mille et un charmes, non loin de la bruyante cité phocéenne qu'il trouvait oppressante.

Tous les cinq, ils étaient montés sur le bateau de pêcheur surplombant l'eau clair de la Méditerranéenne.

— M'sieur, avait demandé Aurélien, je peux monter dans la cabine ?

—Tu peux m'appeler Luigi. Fais attention, d'accord ?

— D'accord M'sieur Luigi !

Et Aurélien était reparti en coup de vent, désireux de regarder à quoi ressemblait un si beau bateau. Zacaria, le plus timide de la bande, s'était mis au-devant la coque, dans la même position que ce gars dans Titanic, le film à succès sorti l'année précédente.

Dino, lui, aidait déjà Luigi à tendre les filets pour récupérer les poissons, sous les yeux ébahis de Clément. La mer était calme, même si quelques soubresauts de vague venaient s'arracher contre la coque du bateau. Luigi avait des gestes méthodiques, il savait remonter les filets et retirer les poissons les yeux fermés, dans un temps record. Quand il avait trop de poisson pour lui tout seul, il en donnait à ses voisins où à ses amis, et parfois, il léguait même sa production à Paul, un trentenaire qui avait du mal à finir ses mois avec ses quelques hectares de maraîchages.

— Sentez-moi cette odeur, s'était murmuré l'homme en fermant les yeux

Chaque fois qu'il prenait la mer, c'était comme s'il redécouvrait tout ce que cela signifiait, les odeurs de poisson, l'atmosphère si prenante du sel et de l'écume, et sur la berge les palmiers qui bougeaient au gré du mistral qui gagnait les côtes.

Aurélien se demandait pourquoi les gens étaient si malheureux. En regardant ses parents et les adultes, il avait l'impression de voir des figures abîmées par la vie qui ne voyaient plus aucun aspect positif. Pourtant, il y avait la mer juste à côté, et elle pouvait rendre heureux tellement de gens, sinon, pourquoi les touristes s'entêteraient à venir coloniser les plages chaque été ? Que ce soit ici ou à Paris, les gens faisaient la tête. Peut-être à cause de la routine embêtante, ou tout simplement parce qu'ils n'avaient pas de raison particulière d'être heureux.

Et Aurélien restait avec ses interrogations, devant la mer qui s'étendait à perte de vue, ce qui lui rappelait métaphoriquement qu'il y avait quelque chose au-delà de son quartier de la belle de Mai. Après, il y avait le monde, et il lui pressait de le découvrir.

Les gamins des quartiers populaires étaient sans cesse cantonnés à leurs quartiers, entre les tours des ZAC et les quartiers ouvriers. Parfois ils retournaient au bled pour l'été quand on avait la thune d'aller voir la famille restée au pays, en Algérie ou au Sénégal. Ils zonaient toute la journée entre les barres des immeubles, ces descos ou ces chômeurs que le système avait abandonné sans donner de porte de sortie. Auré sortait rarement de Marseille, à part les mercredis avec ses potes et pendant les vacances quand il allait chez ses grands-parents. Mais au-delà de la région PACA, il ne connaissait pas. La France avait une connotation étrangère pour lui, il n'avait jamais mis les pieds à Paris ou sur les plages de l'Atlantique. Seul Marseille semblait compter.

* * *

Luigi avait ramené vers seize heures trente les quatre adolescents au port et il avait même proposé de leur payer des glaces, les traditionnelles à l'Italienne. La petite bande s'était donc traînée jusqu'au marchand de glaces d'une rue voisine des quais, et ils avaient dévoré leur gouter en regardant les bateaux s'amarrer au port sur un banc. Luigi aimait la compagnie de ces enfants. Il n'avait pas eu la chance d'en avoir, et il aimait bien leur apprendre des choses sur le milieu marin et la mer. Peut-être aurait-il pu faire un bon professeur. C'est ce à quoi il songeait en dévorant sa glace au citron, aux côtés de quatre gamins qui débattaient pour savoir quel était le meilleur parfum de glace entre chocolat et pistache.

Et ils danseront dans les ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant