Chapitre 46

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Après son altercation avec son fils, Catherine avait crié contre son mari. Il ne faisait rien pour l'aider, continuait à broyer du noir depuis une éternité. Alors elle l'avait engueulé, avait récupéré l'auto en bas de l'immeuble et avait foncé à Vitrolles. Elle n'avait pas d'autre endroit où aller de toute façon. Les kilomètres s'enchaînaient et la ville dortoir arrivait à grands pas. Catherine sonna à la porte de la maison de sa mère. Elle ne savait pas ce qu'elle pourrait dire.

— Catherine ?

— Salut Maman. Ça va ?

— Oui. Ça va. Et toi ? Que me vaut cette visite si tardive ?

— Pas grand chose. Je me suis disputée avec Pierre. J'en peux vraiment plus, sérieusement...

— Ma chérie... Si tu es à bout... Il faut pouvoir faire quelque chose, vous séparer...

— Oui. Je sais. Mais, je ne préfère pas y penser. Je peux rentrer ?

— Oui, bien sûr.

— Je te fais un thé ?

— Je veux bien.

— Tu sais, c'est important de lâcher prise. D'oublier. Tu sais, ma jeunesse à Valence... Je devais me marier et reprendre l'industrie avec mon frère. Mais un été, j'ai rencontré ton père. Et ça a été le coup de foudre. Fin août, je m'installai à Martigues. Et d'ailleurs, il faut que je t'avoue quelque chose. Tu sais, je n'étais pas seule. J'avais un frère. Gustave. Il est réapparu... Il y a quelques mois. Je n'ai pas eu le courage de vous le dire, à toi et Boris. Mais voilà, il s'est installé à Istres.

— Et... Il y a des enfants ? Une femme ?

— Tu vas être déçue. Sa femme est morte récemment et sa fille était trisomique. Elle est aussi décédée...

— Oh... Maman...

— Mais ne te fais pas trop d'idées. Il est spécial, ton oncle. Tout ça pour te dire, qu'il ne faut pas hésiter à sauter le grand pas. Ma porte t'est toujours ouverte, si tu as besoin. Et si tu te sens mieux sans Pierre, c'est peut-être qu'il est venu le temps de le laisser.

— Tu as raison. Mais je ne sais pas trop. Ça va être la galère, on va devoir changer d'appart et vivre avec moins...

— Écoute-toi, Catherine. C'est important. La liberté vaut plus que de l'argent.

— Tu as sans doute raison.

Ce soir-là, les deux chambres du pavillon avaient été utilisées, le lit de la chambre bleu avait été fait, des couvertures qui sentaient encore la lessive avaient été amenées. Catherine dormirait sur le lit-canapé, face au bureau en bois de châtaignier. La pièce était petite et rustique, quelques étagères vides, une table et une simple chaise empaillée. La seule fenêtre en PVC était en hauteur et le double-vitrage l'isolait. Elle était oscillo-battante et ne s'ouvrait donc pas beaucoup. A l'époque où Odette et Hugues avaient acheté la maison, la ville était en grande expansion, on inaugurait des quartiers à tour de bras. En huit ans, la petite ville d'autrefois avait gagné treize-mille habitants. Le pavillon avait été acheté sur plans, c'était pour passer du bon temps une fois retraités, un salon spacieux, deux chambres dont une pour les invités, un carré de jardin pour le potager et les petits-enfants qui viendraient passer leurs mercredis après-midi chez eux. Ils avaient l'impression d'appartenir soudainement à la classe moyenne, de pouvoir s'élever une fois retraités, comme si l'ascenseur social ne fonctionnait que pour les vieux. Ils vivaient au cœur de familles de la classe moyenne, au passé sans histoire, deux gamins qui avaient chacun une chambre, des racines catholiques qu'ils honoraient en allant à la messe tous les dimanches avec leur Citroën Berlingo où les mômes avaient chacun leur place. Odette et Hugues avaient vu les quartiers se remplir, et le centre-ville mourir. Les gens prenaient leurs bagnoles pour aller dans les galeries marchandes et les Leclerc à la sortie de la ville. Les sorties familiales du week-end étaient dans les Auchan et sur la zone commerciale en périphérie. Le centre-ville n'était plus que le témoin d'une ville industrielle dortoir sinistrée, où l'on ne croisait que des banques, des agences immobilières et des silhouettes anonymes qui erraient dans les rues.

Catherine n'aimait pas la ville de Vitrolles, où il ne se passait rien. Mais Marseille était aussi oppressante. Dans les grandes villes, on étouffe, on asphyxie. Il y a trop de monde, tous les habitants vivent entassés dans des apparts minuscules : dans les villes moyennes, tout est toujours la même chose, le centre-ville et ses trois rues commerçantes, le bar PMU où les alcooliques d'une ville dortoir se rassemblent, où on voit toujours les mêmes têtes y entrer : la vieille qui lit le journal local chaque jour, le quarantenaire qui va acheter son paquet de clopes. Dans les petits villages, tout le monde connaît tout le monde, on voit tout le temps les mêmes personnes. Y'a tellement rien que même les PMU ont fini par déserter les lieux.

Quand Catherine se remémorait ses années ados à la fin des années soixante, en plein Summer Of Love, Mai 68, Woodstock et la révolution sexuelle, un sentiment de nostalgie s'emparait d'elle. Elle se souvenait du désir de fuite qu'elle avait avec les potes de son lycée. Ils fumaient beaucoup, certains s'injectaient parfois du LSD en gueulant contre Babylone qui les enfermait. Ils avaient planifié leur fugue, avaient prévu de se casser de la société individualiste qu'ils haïssaient. Ils voulaient partir au Cambodge et combattre avec les Khmers rouges pour se sentir utiles dans la société. Catherine avait seize ans à l'époque, et ses amis en terminale et étudiants étaient des gros gauchistes qui avaient participé à 68, manifesté contre la guerre du Viêtnam, De Gaulle et pleuré Che Guevara à sa mort. Tous les jours, ils se retrouvaient dans les allées du port de leur petite ville pour refaire le monde. Un jour, certains étaient partis. Ils avaient décidé une bonne fois pour toute de prendre leurs jambes à leur cou et de partir à pieds jusqu'au Cambodge. Ils devaient traverser des pays entiers, d'Europe, du Moyen-Orient et d'Asie, leur périple s'avérait long et périlleux, mais ils étaient déterminés. Catherine n'avait jamais eu de nouvelles. Après cet épisode de sa vie, elle avait enterré profondément la vie de bohème et de communisme utopiste. La décennie des soixante-dix commençait, l'idéologie allait s'effacer avec le temps et la dominante communiste décliner peu à peu. Catherine avait passé son bac, trouvé un emploi à la Belle de Mai et un copain, alors petit à petit, l'image sépia de cette époque avait disparu, ces années lui paraissaient vides et inexistantes, noyées dans un océan de souvenirs. Elle avait l'impression que ces années passées avec ses potes sur le banc en bois du port ne furent pas une partie de sa vie. Volontairement ou non, le doux passé de ses années ados avait volé en éclats. Parce qu'elle était devenue adulte, qu'elle avait eu son premier emploi stable, qu'elle n'avait plus jamais eu de contacts avec ses amis lycéens et qu'elle avait rencontré Pierre. Comme lui qui avait arrêté ses conneries d'ados dans les champs quand il avait rencontré Catherine, elle avait arrêté de fréquenter les milieux coco et était devenue une véritable prolo.

Et ils danseront dans les ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant