Pierre avait pris une semaine de vacances en plein mois d'août. Il lui restait cinq jours sur sa fiche, et il était bien décidé à les dépenser. Il resterait à Marseille, il n'avait pas les moyens de quitter la ville pour se ressourcer chez les riches, à Cannes ou Hyères, ni de faire le plein pour aller visiter ses parents. Il se contenterait de les appeler avec France Telecom, en décrochant le combiné avec assiduité pour ne pas louper leur rendez-vous hebdomadaire. Il squattait devant la télé tous les jours, ne faisait pas à manger, se contentait de bouffer des chips grasses à l'oignon gras qui foutaient des miettes partout. C'était marrant de regarder les programmes de la télé en semaine et toute la journée. Il se matait des heures d'émissions qui critiquaient les phénomènes de sociétés et de téléfilms moyens réalisés avec les coupes budgétaires que les chaînes faisaient, parce qu'il fallait faire des économies, qu'ils disaient. De toute façon, les économies, il fallait en faire tout le temps. Se restreindre, dépenser le moins possible, faire mieux avec moins pour le service public. Il avait l'impression d'être l'un de ces assistés de chômeurs, comme l'aurait dit Édouard Balladur.
Pierre ne foutait rien. Il avait l'impression mielleuse d'être un gosse en crise d'ado qui se faisait gronder par sa mère quand elle rentrait du travail. Sauf que sa mère, c'était sa femme, et ce n'était pas le produit incestueux d'une relation toxique mais bien la perception de Pierre qui était affectée. Quand Catherine revenait, Auré et Nico faisaient en sorte de ne pas traîner dans les parages pour ne pas avoir à subir les foudres de la mère, qui s'abattaient contre le père mais finissaient par se retourner contre eux. Comme toujours, il restait indifférent, devant la télé à regarder les programmes à la con en buvant du whisky distillé. Catherine devenait hystérique, prenait son sac à main et les clés de la voiture pour prendre l'air. Ces soirs-là, la redevance de la télé était encore rentabilisée, Auré traînait entre sa chambre, chez Dino, Clément ou Ichrak. Nico avait presque déménagé, il vivait chez son pote Seb. Le soir, Pierre se retrouvait souvent seul, pour regarder les téléfilms qui passaient, en buvant à en avoir un coma éthylique. L'appartement n'était hanté que par le fantôme de son existence passée, tous les acteurs de sa vie, sa famille, ses amis, avaient soudainement disparu, au sens propre du terme. Les fragments de vie autrefois entassés dans quelques dizaines de mètres carrés n'étaient plus qu'un musée que Pierre parcourait en tanguant entre les toilettes, sa chambre et la télé. Et le pire, c'était qu'il avait toujours l'impression d'entendre Catherine qui criait et les deux gosses qui vaquaient à leurs occupations. Un soir, Aurélien s'était décidé à rentrer chez lui, rien que pour la nuit, et en entrant dans l'appartement il avait trouvé son père ivre mort sur le tapis, des relents aux commissures des lèvres et une bouteille de whisky terminée devant la télé qui tournait encore. Ça arrivait souvent, que son père s'endorme devant le téléviseur. Mais là, sa respiration était irrégulière, et sa peau froide et moite. En panique, il avait composé le numéro de sa grand-mère chez qui devait être sa mère. Elle avait dit d'appeler les pompiers avec une voix fine et inquiète que ne lui connaissait pas Aurélien. Il avait obtempéré, composé le 15 et les soignants du SAMU étaient arrivés quelques minutes après. On l'avait emmené à l'hôpital, et le gamin avait pu suivre son père dans l'ambulance. L'ambiance était macabre. Les gyrophares tournaient à plein bloc, le matériel entassé à côté de la visière de son père lui donnait des frissons, le défibrillateur accroché à la paroi lui donnait la chair de poule. Pourtant, dehors, il faisait encore beau, la nuit tardait à arriver. Aux urgences, on avait pris en charge son père, et Auré était resté sur le siège dur et froid de la vaste salle d'attente, où certains pleuraient, d'autres soutenaient des malades ou des blessés. Sa mère et sa grand-mère finirent par débarquer. D'une voix blanche, Catherine remercia son fils, lui demanda si tout allait bien. Aucun pleur ou même sentiment ne paraissait dans sa voix, elle ne laissait transcrire aucune émotion. Après quelques heures d'attente, Pierre s'était réveillé de sa léthargie et ils avaient pu le voir. Auré avait assez peu parlé et sa mère avait fait preuve d'un cynisme remarquable.
Quand il était rentré chez lui, Pierre ne semblait n'avoir tiré aucune leçon. Il avait récupéré sa bouteille de whisky qui traînait toujours au même endroit, avait marmonné qu'il en avait perdu parce qu'elle s'était renversée. Aurélien avait déserté le séjour pour retrouver sa chambre. Il s'était allongé face au plafond en placo qui commençait à partir. De là où il était, il pouvait entendre les voix des acteurs débiles du téléfilm, les rauquements de son père et les pleurs quasi-silencieux de sa mère, à la cuisine, devant son infusion.
A la fin de ses congés, Pierre s'était levé avait pour la première fois depuis longtemps salué son fils, et comme si la semaine précédente ne s'était pas écoulée, il était parti au boulot. Il était revenu beaucoup plus tôt que prévu, dans le milieu de matinée. Il avait seulement marmonné à Auré qu'il avait démissionné, qu'il n'en pouvait plus de son job à la con. Auré n'en croyait pas ses oreilles. Son père venait de perdre son boulot de son plein gré, et il ne voulait même pas imaginer la colère de sa mère le soir venu. Peut-être qu'il avait fait ça sur un coup de tête, peut-être était-ce le fruit d'une réflexion purement réfléchie sur sa situation. Au vu des bouteilles qui traînaient sur la table basse du salon, Auré opta pour la première option. Il se décida à fuir, comme il aimait le faire si souvent. Il avait pris ses cliques et ses claques, avait fait son sac et avait sonné à la porte de Clément. La fuite est la solution à tout, de toute façon. Elle est l'échappatoire, la porte de sortie quand toutes les options ont été envisagées, et qu'aucune ne satisfait l'intéressé.
Chez les ouvriers, on ne parle pas de carrière. Dans tous les boulots dits non-qualifiés, on bosse pour de l'argent, et certainement pas pour s'épanouir. Le travail doit presque être physique pour qu'il soit relégué au rang de travail. Les classes moyennes sup, elles, ont des carrières. Ces gens peuvent aimer leur boulot, mais surtout : ils évoluent dedans. La structure de l'entreprise change, ils montent en grade. S'ils en ont marre ou veulent changer d'air, ils ont assez d'économies sur les comptes à la BNP pour s'arrêter quelques mois le temps de retrouver un meilleur boulot. Pour un ouvrier, souvent, ce n'est pas le cas. Son travail à l'usine, il le garde toute sa vie, en trois-huit. Il gardera le même patron toute sa vie, les mêmes collègues et syndiqués à la CGT, qui deviendront pour certains ses amis, rencontrera sa femme ou son mari entre les allées des machines et des pots de départ à la retraite, et la boucle sera bouclée. Et lui Pierre, ça lui pesait. Cette vie. Au fond, avait-il désiré un jour avoir une femme et des enfants ? N'aurait-il pas préféré la vie des années soixante-dix, quand tout était plus simple, qu'on fumait sur les bottes de foin en marcel avec les copains, qu'on se voyait vivre à la ferme pour la vie, en reprenant l'exploitation des vieux. Comment un jour, un type comme lui avait-il bien pu désirer fonder une famille ?
La colère de Catherine n'avait pas manqué. Elle n'avait pas réussi à garder son calme olympien qu'elle réussissait à arborer parfois. Elle avait crié, cassé un verre et une assiette, avait désigné l'entrée d'une main tremblante, comme si cet acte de montrer une porte était irrémédiable, que là tout de suite maintenant tout était fini. Mécaniquement, Pierre avait récupéré quelques affaires dans sa chambre et avait claqué la porte sans un regard. Catherine avait éclaté en sanglots et avait sorti ses Marlboro qui devaient lui faire les deux-semaines. Elle avait tout fumé en une soirée, absorbant la nicotine avec vigueur. Aurélien avait fouillé l'armoire de ses parents. Tous les vêtements et les bibelots de son père étaient restés en place. Seules les bouteilles d'alcool avaient disparu.
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Et ils danseront dans les ténèbres
Ficción GeneralAurélien a quatorze ans, quelques réflexes de grand et une bande de potes soudée avec qui il passe ses journées dans le parc de son quartier marseillais. Quatre gamins qui regardent le foot avec admiration en jonglant entre les cours, les amis et la...