XXXVIII- Le dernier verre de rhum

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Alfie avait la tête plongée dans les factures.

Ses lunettes en demi-lune posées sur son nez, sa main caressait sa barbe fournie avec lenteur et régularité. Il était concentré et sérieux pour la dernière fois. Ses céphalées, causées par les chiffres et par les calculs mentaux, ne seraient plus à la fin de cette journée.

C'était la dernière fois.

Sans quitter les feuilles des yeux, Solomons prit une lampée de son thé et il se brûla la langue. Un grommellement se fit entendre à l'intérieur de sa gorge alors qu'il reposait la tasse sur la pile de documents, encore non classés.

Dorothy et lui avaient du tri à faire pendant toute cette journée.

À Birmingham, Thomas Shelby préparait le combat qui allait avoir lieu. Cependant, Solomons ne s'y rendrait pas, du moins, pas avant que tout soit prêt. Le duo atypique de Camden devait d'abord s'assurer qu'ils laisseraient la distillerie en ordre.

Alfie était persuadé que Luca Changretta allait revenir. Il allait vouloir s'emparer de son monopole et Solomons ne pouvait le laisser faire. Même s'il comptait prendre sa retraite, il ne serait pas tranquille en sachant que son rhum allait tomber dans les mains d'un foutu rital.

C'était hors de question, pas de son vivant.

D'un geste las, le roi de Londres retourna la facture et bâilla grossièrement avant de lâcher la paperasse. Il avait envie de tout prendre et de brûler cette partie administrative qui ne servait à rien. Mais il ne pouvait pas. Jacob allait reprendre l'affaire, après le plan que Dorothy et lui allaient mettre en place. Il devait y avoir un pilier pour le reste de la communauté juive. Si ce n'était plus Alfie qui protégeait les membres de la population, cela devait être quelqu'un de confiance.

Ollie n'était plus là pourtant il l'avait formé pour reprendre le flambeau...

Les yeux du distillateur se baladèrent sur le secrétaire avec nostalgie. Il n'était pas du genre à regretter ou à se montrer mélancolique. Il se fichait pas mal de devoir lâcher ce foutu fauteuil en cuir pour affronter le monde. Toutefois, il devait reconnaître qu'il était un peu apeuré.

Apeuré de devoir se réveiller le matin tardivement. Le distillateur n'était pas habitué aux vacances, il n'avait jamais connu ça. La tête dans le travail, les mains dans la merde, il s'était toujours retroussé les manches jusqu'à ne plus voir le ciel. Se dire que dans une semaine, il allait pouvoir profiter du soleil, des foutues mouettes et de la mer, c'était une pensée irréaliste.

Alfie aimait à penser que c'était Dorothy qui l'aiderait à se poser. Sans elle, jamais il ne pourrait lâcher du lest.

D'un geste mécanique, le distillateur attrapa son tampon et l'écrasa sur les documents avec force. Il répéta l'action plusieurs fois puis classa toutes les feuilles dans le porte-document en cuir marron.

Dernière fois qu'il avait à ranger ces factures. Il n'aurait plus à râler après les fournisseurs qui oubliaient toujours la moitié de ce qu'il commandait. Une bande d'abrutis qui ne savaient pas mettre leur cerveau en marche tous les matins.

Une chose qu'Alfie ne regretterait pas.

Après avoir rangé le tout dans son coffre, Solomons s'octroya la « pause cigare » et se leva. La fumée âcre de la havane créa un halo autour de sa tête, lui donnant l'apparence d'un minotaure furieux. Le front plissé, il allait attaquer sa dernière ronde dans sa boulangerie.

Vérifier les fûts, compter les rhums dans les caisses, superviser les embarcations, brailler, beugler, insulter, cracher, pour l'ultime fois.

Avec sa démarche habituelle, la montre à gousset, qui dépassait du tablier blanc, se balançait de droite à gauche. Alfie gratta sa moustache, qui couvrait sa lèvre supérieure et inspira l'odeur du pain qui venait chatouiller ses narines.

The Woman In Black And White || PEAKY BLINDERS A.SOù les histoires vivent. Découvrez maintenant