- Couvre-feu dans dix minutes. Les rouges ayant fini leur service sont priés de rentrer. Je répète, couvre-feu dans ...
Je me réveille en sursaut. Il me faut quelques secondes pour me souvenir de l'endroit où je me trouve. L'atelier des Vinet. Ce n'est pas vrai, je me suis endormie sans le vouloir ! Je jette un coup d'œil à la pendule accrochée en haut du comptoir. Il est vingt-deux heures cinquante. Je me relève péniblement en lâchant un juron. Opale m'avait bien dit de faire attention à l'heure, et j'ai fait tout le contraire. Je n'aurais jamais le temps de revenir chez moi à temps. Mais si je me dépêche, peut-être que je pourrais passer inaperçue ... Je lâche un bruyant soupir, avant de me souvenir qu'Opale dort toujours à l'autre bout de la pièce. De toute manière, si elle n'a pas bronché après l'annonce du couvre-feu, je doute que je puisse la réveiller.
Je sors de la maison à pas de loups. Une fois à l'extérieur, je remarque tout de suite que l'ambiance dans les rues n'est plus la même. Les réverbères sont éteints, les fenêtres des gratte-ciel sont noires. Les seuls sources de lumières - outre celle de la lune, qui éclaire la ville d'une lueur argentée - sont les écrans géants indiquant tous le même texte, qui reprend mot pour mot les paroles de la voix préenregistrée qui m'a réveillée tout à l'heure.
Couvre-feu dans dix minutes. Les rouges ayant fini leur service sont priés de rentrer.
Je marche d'un pas rapide, la tête baissée, pour éviter de croiser le regard d'un passant. Je me fonds complètement dans l'abîme de la nuit. Il faut que je sois la plus discrète possible. Les rues vont bientôt grouiller de patrouilleurs, et s'ils m'aperçoivent, je vais être dans de sacré beaux draps. Je n'ai eu qu'une seule amende de ma vie, et c'était au collège. D'ailleurs, ma mère m'avait tellement grondé que ça m'a marqué. A l'époque, je ne savais pas que les soldats punissaient également les enfants. J'étais naïve, je pensais qu'ils se contentaient seulement de les rudoyer, de leur crier de partir. Quelle belle erreur ! Les patrouilleurs sont impitoyables, aussi bien avec les enfants que les adultes.
Alors que je suis sur le point de passer devant la maison de Jeanne d'Arc situé sur la place de Gaulle, je me fige. Là, à environ deux cents mètres en face de moi, un cordon de patrouilleurs surgit sans crier gare des ténèbres. Lampe torche à la main, ils passent la rue au crible, en agitant leurs faisceaux de lumière sur les murs du vieux musé abandonné depuis des années. Il est très certainement vingt-trois heures passées pour qu'il y ait autant de soldats, et je suis toujours coincée dehors. Sans réfléchir, je me rue derrière une voiture et m'accroupit face au coffre. Mon cœur bat à tout rompre. S'ils me voient, je suis fichue.
- Vérifie ce côté pendant que Nata vérifie l'autre, ordonne une patrouilleuse à un de ses collègues. Il faut fouiller ce musée de fond en comble. Et discute pas.
- Puisque je te dis que c'est inutile ! vocifère une voix d'homme. Il n'y en a plus, crois-moi sur parole. Hier, Martin et moi avons fait fuir les derniers clochards. Si tu ne me crois pas, tu n'as qu'à vérifier par toi-même ...
- Encore une seule lamentation et tu rentres chez toi. C'est moi qui commande ici, pas l'inverse. Compris ?
J'entends l'homme soupirer avant d'acquiescer. Il devait faire référence aux incolores, qui traînent toujours dans des endroits abandonnés de la ville. Les incolores sont des français qui refusent d'accepter le système, d'adhérer à la violence des régions. En somme, des rebelles. Par conséquent, ils ne sont ni rouge, ni bleu, ni jaune. Ils sont pauvres, coupés du monde et pacifistes. Mais par-dessus tout, ils sont drôlement malins. Ils se cachent si bien que c'est toujours une mince affaire de les trouver. Les rouges ne les poursuivent pas particulièrement, parce que les incolores ne se montrent jamais violents. Ils ne font rien d'autre qu'occuper des lieux inhabités. Mais les patrouilleurs ont horreur de tomber sur eux.
Une main sur la voiture et la tête légèrement penchée, je guette les soldats qui s'affairent autour et à l'intérieur de la maison de Jeanne d'Arc. Ils ne doivent pas être plus de quinze en tout. Quinze soldats, qui ne vont pas s'éloigner avant un long moment. Je le sais, parce qu'ils nous parlent des patrouilles à l'école. La plupart du temps, une seule et unique équipe est assignée pour surveiller une rue, ou un bâtiment en particulier. Ce qui veut dire qu'il y a des patrouilleurs dans pratiquement toute la ville. Je fronce les sourcils. Comment est-ce que je vais bien pouvoir faire pour me sortir de ce bourbier ? J'ai changé d'opinion, tout compte fait, c'était une mauvaise idée de quitter ma chambre cette nuit. Ça m'apprendra à déranger Opale aussi tard.
Je réfléchis un court instant. Le meilleur moyen de m'échapper sans me faire prendre, c'est de partir au bon moment. C'est-à-dire, au moment où ils auront le dos tourné. Hors, attentifs comme ils sont, l'affaire semble mal engagée. Et puis, même si j'y arrive, qui me dit que j'arriverai à traverser la ville sans problèmes ? Un mouvement attire mon attention, et je plisse les yeux pour mieux voir à travers la pénombre. Mon pouls s'accélère quand je réalise qu'un soldat est en train de se rapprocher de ma cachette. Il balance sa lampe torche sans ménagement, en réprimant un bâillement. Je suis sur le point de me faufiler entre les pneus du véhicule lorsqu'une flaque de lumière me touche le bras. J'ai l'impression que mon corps se liquéfie sur place.
- Montrez-vous ! aboie aussitôt le soldat. Tout de suite !
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Neela [Terminée]
Science FictionUn monde dévoré par la violence et la famine. Deux ennemis. Une union improbable. Elle s'appelle Neela. Elle fait partie des rouges. Elle n'a que seize ans, mais elle a déjà du sang dans les mains. Dans la région Rouge où elle vit, la région Bleue e...