Il commence petit à petit à reprendre son sérieux. Je décide de ne pas répondre.
- T'es en train de changer, Neela. Tu commences à ouvrir les yeux sur cette société malsaine, et à te faire ton propre opinion au lieu de répéter bêtement les phrases des autres rouges, juste pour être comme eux. Juste pour être normale.
- N'importe quoi ! m'énervé-je.
- Si je racontais vraiment n'importe quoi, pourquoi est-ce que tu réagirais de cette façon ? Admets que j'ai raison. T'es plus cette petite soldate rouge qui obéit à tous les ordres sans se poser de question. Tu commences à devenir toi-même Neela.
Il est tellement près, à présent. Tellement près. Son regard bleuté me liquéfie sur place, fait trembler mes mains. Mon cœur s'accélère, et ma respiration aussi. Et s'il avait raison ? Et si je n'étais plus une rouge mais ... Une traîtresse, comme Laslo me l'avait dit ? Je ne sais plus quoi penser.
- Neela ?
La voix de mon interlocuteur s'est adoucie, sa mine également.
- J'aurais tellement voulue que ma mère soit là, dis-je doucement. Elle aurait pût m'éclairer au moins. Me dire quoi faire, comment agir ...
Un cri retentit quelque part dans la ville, au loin. Par réflexe sans doute, je me redresse d'un bond. Même si ce n'est rien.
- Je suis complètement perdue, me lamenté-je au bout d'un moment. Est-ce que j'ai raison de te faire confiance, de te suivre ? Je ne devrais pas plutôt faire demi-tour pour regagner ma maison ? Ou mieux encore, peut-être que je devrais ...
La fin de ma phrase reste coincée dans ma gorge. Étonnamment, mon interlocuteur devine facilement les derniers mots :
- Me tuer ?
Je ferme les yeux, car deux sentiments contradictoires m'animent : la honte d'avoir eu cette pensée, et la rage de ne pas l'avoir mis en action. Tout mon corps se fige lorsque des doigts chauds et soyeux viennent s'entremêler aux miens, froids comme de la glace. Interdite, je rouvre mes paupières et observe Keo en fronçant les sourcils.
- Oui, dis-je en avalant ma salive.
Malgré la chaleur de son étreinte, le garçon me regarde d'un air grave.
- Ça te fait peur, Keo ?
- Pas du tout.
- Euh, pourquoi ?
- Parce que je sais que tu me tueras pas. Même si t'en as envie.
- Tu es sûr de toi ?
- Ouais. Tu me tuera pas, parce que t'as besoin de moi pour survivre dans cette région rempli de fous. C'est la même chose pour moi. J'ai pas besoin de te flinguer, et j'en ai encore moins envie. Rappelle-toi qu'on est tout seuls maintenant, tous les deux. Toi, t'as plus de famille, ton pote Laslo te hait et t'as aucune nouvelle de tes camarades de classe. Moi, je connais personne dans cette région, et mon pote Wen s'est fait tuer pendant l'attaque. Impossible de survivre tout seul ici. C'est seulement si on s'allie qu'on va pouvoir s'en sortir.
Je le regarde avec de grands yeux. Je n'étais pas au courant pour son ami Wen. Je comprends maintenant pourquoi il rechigne tant à me laisser tomber.
- Et maintenant, encore plus qu'avant, notre destin est lié. A cause de cette foutue photo que Laslo a prise. On est sur le même bateau, Neela. T'es dans cette affaire jusqu'au cou, et moi aussi. Si tu veux t'en sortir, tu vas devoir me faire confiance, OK ? Tu vas devoir baisser ta garde.
Ses doigts se resserrent contre les miens. Ce n'est pas la première fois qu'un garçon me tient la main, Laslo le faisait souvent avant. Mais cette fois ... C'est très différent. C'est la première fois la pression d'une peau contre la mienne me rend aussi nerveuse et enthousiaste à la fois. J'ai envie à la fois de prendre mes jambes à mon cou, et à la fois de rester sur place. Qu'est-ce qu'il m'arrive ?
- Dis-moi que tu le ferras, chuchote Keo.
Son visage est à une vingtaine de centimètres du mien. D'ici, j'arrive à voir sa petite balafre de plus près, sous son œil gauche, mais également la courbure de ses lèvres qui semblent aussi soyeuses que ses mains ... Puis mes yeux rencontrent les siens, pour la énième fois. Deux iris d'une couleur bleue artificielle. J'ai l'impression d'y voir ma mère, mon père, et enfin Sapna. Tous en train d'agonir entre les mains de français bleus. Et là, j'ai l'impression de recevoir un sceau d'eau froide sur la tête. Je retire vivement mes mains de celles de Keo, et m'éloigne très légèrement de lui sur mon siège.
- J'essayerai, dis-je dans un souffle.
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Neela [Terminée]
Fiksi IlmiahUn monde dévoré par la violence et la famine. Deux ennemis. Une union improbable. Elle s'appelle Neela. Elle fait partie des rouges. Elle n'a que seize ans, mais elle a déjà du sang dans les mains. Dans la région Rouge où elle vit, la région Bleue e...