Neela [Terminée]

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Mon amie et moi rejoignons Rodolphe Vinet derrière le comptoir. Il discute avec un client. D'après le costume et la cravate de ce dernier, il s'agit d'un informateur.

- ... Votre réalisation est remarquable monsieur Vinet, mais il manque ce petit quelque chose qui ferait que les rouges s'arrêtent devant votre affiche. Voyez-vous où je veux en venir ? Vous avez fait ce que j'avais demandé, mais cette affiche est un poil trop ... Passe-partout. Des dessins comme ça, monsieur Vinet, il y en a des masses à Orléans !

Le père d'Opale hoche la tête en souriant, mais on voit bien à son regard qu'il est lassé. Les cernes qu'il a sous ses yeux rouges trahissent sa fatigue. Je suis sûre qu'il a travaillé toute la nuit sur ses commandes.

- Je comprends, je comprends, répond l'artiste en posant une main sur le tabouret en bois. Que voulez-vous en particulier ? Une affiche un peu plus élaboré ?

- Oui, c'est exactement ça. Je veux de l'art, du vrai. Il faut que votre représentation suscite de l'émotion, pas de l'indifférence. Il faut qu'elle anime la rage des citoyens, qu'elle leurs donne envie de partir à la guerre ! Motivez les troupes avec quelque chose d'audacieux. Je vous donne carte blanche, ma seule condition est que votre nouvelle affiche soit excellente. Je repasserai dans trois jours. Est-ce suffisant ?

Opale me lance un coup d'œil exaspéré, et se rapproche de moi pour me chuchoter à l'oreille :

- Il a câblé, le pauvre type ! Ça lui arrive de respirer quand il parle ? Faut qu'il desserre sa cravate, le pauvre ...

Je souris et reporte mon attention sur la discussion entre les deux hommes.

- Ce sera parfait, monsieur Lin. Merci de la confiance que vous nous accordez.

- Il n'y a pas de quoi, répond l'homme en ramassant sa serviette à documents. S'il y a le moindre problème, appelez-moi depuis le Centre de Communication, d'accord ?

- Bien sûr monsieur.

Le client hoche la tête avec un sourire courtois, puis daigne enfin nous remarquer. Il s'attarde sur nos uniformes sur lesquels sont attachés nos insignes.

- Des apprenties soldats, n'est-ce pas ? dit-il sur un ton jovial. Ravies de vous rencontrer. Dans quelques années, vous rejoindrez les rangs des soldats de notre nation. Les informateurs comptent sur votre réussite, mesdemoiselles.

Tandis qu'Opale salue l'homme, je me mets à le fixer sans rien dire. L'avertissement de Keo me revient en mémoire. Et si, finalement, je devais en parler ? Il suffirait de quelques minutes pour expliquer ce que le bleu m'a raconté la veille. L'informateur remontrait l'information au Centre de Communication, et les écrans extérieurs afficheraient l'avertissement de l'attentat. Je pourrais le faire, je sais que je pourrais le faire. Ce serait si simple. Peut-être que le bleu ne serait même pas au courant que je n'ai manqué à ma promesse ...

Je suis sur le point de prendre la parole quand une voix dans ma tête m'arrête. Celle de Keo.

- Essaye même pas de me balancer aux informateurs, compris ? Parce que si tu le fais, je te balancerai à mon tour.

Je lâche un soupir frustré. Non, la vérité, c'est que je ne peux pas faire une chose pareille sans risquer ma vie la dedans. Keo connait mon identité. S'il découvre que j'ai averti les informateurs, il n'aura probablement aucun scrupule à me dénoncer aux bleus. Et puis de toute manière, prévenir les rouges serrait inutile. L'adolescent bleu ne m'a donné aucun détail sur la future attaque. Personne ne me prendra au sérieux avec si peu de preuves.

Aussitôt que l'informateur s'en va, Rodolphe Vinet accourt pour me demander de réaliser la commande.

- Euh ... Vous êtes sûrs ? demandé-je en posant mon sac près du tabouret. Je ne sais pas si je serais en mesure de faire quelque chose d'aussi compliqué ...

Le père d'Opale éclate de rire. Ses longs cheveux poivre et sel bougent dans l'air en même temps que sa tête dodeline.

- Cesse donc d'être aussi modeste, Neela. Tu es la plus douée d'entre nous. Si ça ne tenait qu'à moi, je t'aurais engagée dans l'atelier depuis longtemps maintenant.