Est-ce que les gens savent ce que c'est la bataille d'Hernani, s'ils ne l'ont jamais vu en classe ? Qui ça intéresse, ce genre de choses ? A part elle ? Depuis 8h du matin, les heures de classes s'enchaînaient sans qu'elle ne puisse vraiment dire si elle leur avait accordé quelques minutes d'attention. Elle tenta comme à chaque fois de se reconcentrer tant bien que mal sur le cours de madame Cers un moment. La littérature demeurait, avec la philosophie, sa matière préférée. Et l'Histoire aussi. Et les maths. En bref, toutes ces matières que la plupart des gens trouvaient inutiles ou ennuyeuses. Elle aimait ces moments où l'on parlait de ces périodes magnifiques ou terrifiantes qui avaient fait notre histoire, notre pensée, qui avaient des répercussions sur nos vies par des actes qu'Ils avaient fait des siècles ou des siècles auparavant. Elle se représentait l'Histoire comme une immense pièce de théâtre, où une action qui semble anodine au premier acte est en réalité le fondement du dénouement de la scène finale.
Et pourtant, aujourd'hui, même ce cours ne parvenait pas à l'absorber. En partie peut-être parce que les fenêtres donnaient sur la fontaine de la cour qui depuis 40 minutes à présent accueillait avec bruit l'eau d'une pluie tonitruante, qui annonçait d'ailleurs une journée longue et triste. Mais aussi, et sûrement, non pas qu'elle se désintéressait de la bataille d'Hernani - elle idolâtrait Victor Hugo - mais Il avait eu la merveilleuse idée de se mettre juste devant elle. Alors au lieu de fixer le tableau, elle fixait sa nuque, et elle repensait au rêve qu'elle avait fait la nuit précédente, en essayant de lui trouver un sens, une explication. Mais comme tous les jours, une explication, il n'y en avait pas. Ces cauchemars n'ont jamais d'explication. Bien sûr, si on cherchait un peu, on pouvait dire qu'elle avait peur de lui faire du mal, qu'il lui arrive quelque chose, qu'elle lui fasse, malgré elle, du mal. Mais pas au point que ce rêve soit si violent. Alors une deuxième explication avait tenté de faire sa place dans sa tête. Cette explication c'était l'amour, simplement l'amour. Mais l'amour, quand on a 17 ans, est-ce que ce n'est pas trop futile ? Est-ce qu'on aime vraiment à 17 ans ? Chaque année, elle était persuadée qu'elle était arrivé à un moment où son amour grandissait, devenait plus stable, plus mature, plus adulte. Mais chaque année elle se rendait compte que c'est ce qu'elle pensait, avec tort, l'année précédente. Ça ne pouvait pas être l'amour, pas de cette manière, pas aussi violemment, pas aussi brutalement. Et puis l'amour... cette notion était non seulement abstraite mais surtout absurde. Presque comique. "L'amour", ce n'était pas vraiment quelque chose auquel elle croyait. C'était trop facile ! C'était bien pour ça que tous les romans ou films expliquaient les problèmes relationnels ainsi. Deux personnes se détestent ? Non elles s'aiment. L'un des personnages fait quelque chose d'absolument terrible à l'autre, au point de ruiner sa vie ? Oui mais il le fait par amour. Mais quand on aime quelqu'un, on ne lui fait pas du mal. On ne ruine pas la vie de quelqu'un qu'on aime, quand on aime quelqu'un on veut son bien. On ne rêve pas qu'on l'agresse avec une violence telle qu'on cause sa mort. Alors pourquoi ce rêve ? Pourquoi ?
Elle ne l'avait raconté à personne, ni à Shaun, ni à Eleen, ni même à Elian. Ni son meilleur ami, ni sa meilleure amie, ni celui qui savait tout de cette histoire et de ses répercussions sur sa vie ne savait pour ce rêve. Elle ne l'avait raconté qu'à Lui, dans l'une de ces nombreuses lettres qu'elle écrivait la nuit, sans que l'on ne la voit. Sans qu'on ne le sache. Elle aimait ces moments seule à écrire pendant des heures et des heures à quelqu'un qui ne lirait jamais le fruit de ces longs moments d'introspection. Elle les cachait ensuite dans une enveloppe, elle-même camouflée sous son oreiller. Personne ne devait jamais connaître leur existence, et ainsi peut-être que ces mots ne prendraient jamais forme. Jamais vie. Qu'elle ne devrait jamais les expliquer à quiconque. Ils étaient le fruit de sa folie et elle imaginait bêtement qu'en ne les offrant à personne ils ne pousseraient jamais, comme le fruit de la mauvaise graine qu'elle était. Les faire lire ce seraient les arroser, leur laisser la possibilité de se développer, de germer, de donner naissances à d'autres graines aussi pourries que leur souche. Elles lui faisaient peur, peut-être. Elle se faisait peur à elle-même. Car oui, au fond d'elle elle savait que ce rêve la terrifiait. Ce n'était pas normal de rêver ainsi, chaque nuit, avec une précision effrayante, qu'on faisait du mal à ce point. Elle avait d'ailleurs longtemps hésité à les garder. Mais ces lettres étaient primordiales pour comprendre. Comprendre son cauchemar, en partie. Mais aussi comprendre pour lui. Comment pouvait-elle... aussi fortement... après toutes ces année ? Il s'était passé tellement de choses, en 10 ans. Mais ils ne s'étaient jamais quittés. Jamais. Il avait toujours été là, grandissant en même temps qu'elle. Il ne s'était pas éloigné. Pas rapproché non plus. Lui ne changeait pas, leur relation ne changeait pas. C'est elle qui changeait. Et ces changements étaient insoutenables. Pourtant il y avait quelque chose. Un lien, indéfectible, ni par les autres ni par le temps, ni par la distance physique ou mentale qu'ils s'imposaient. Un lien qui la rattachait à lui, qui le rattachait à elle. Un lien qu'aucun d'eux ne pouvait ignorer, un lien qu'aucun d'eux ne voulait couper. Un lien pourtant, qui les empêchait d'aller vers les autres, de construire quelque chose avec quelqu'un d'autre que l'un d'eux.
Changer, c'était accepter de passer à autre chose, et ça, Noée ne pouvait pas. Elle ne pouvait tout simplement pas. La danse l'avait aidé plusieurs années à garder ce corps de petite fille qu'elle avait à leur rencontre, sans formes, sans rien de nouveau. Mais la puberté était plus forte que la danse, et elle avait regardé son corps changer, ses formes évoluer. Mais elle ne le voyait pas comme une évolution. Pour elle, elle s'était regardé grossir, sans pouvoir rien faire pour changer cela. Elle grossissait, grossissait, et rien ne pouvait arrêter cela. Elle ne pouvait pas manger quelque chose sans que, pour elle, cela se voit. Et elle n'aimait pas ce rapport qu'elle avait à la nourriture, parce qu'il était cliché, répandu, presque banal. Et Noée Campbell acceptait d'être beaucoup de choses, mais certainement pas d'être banale. Elle ne pouvait pas se le permettre. Être comme les autres, c'est ce qu'elle s'efforçait d'éviter depuis qu'elle était enfant, et encore plus depuis le début du lycée. Mais ça elle ne pouvait pas le dompter. Alors elle s'efforçait de manger, de ne pas se focaliser sur son poids... Mais les miroirs existaient, et elle n'y pouvait rien. Et chaque fois qu'elle passait devant l'un d'eux, elle ne parvenait plus à se battre avec cette image qu'elle voyait dedans.
Elle savait que c'était mal, que c'était dangereux. Mais autour d'elle, il y avait Eleen. Il y avait Lucie. Eleen, longiligne, sans efforts, avec un métabolisme parfait. Lucie, musclée, mince, sportive. Toutes les deux magnifiques. Et puis il y avait toutes les autres. Ces filles qui acceptaient leurs formes, qui n'en avaient pas, qui en avaient mais qui étaient fines, belles, éclatantes. Et surtout il y avait Clémence. La belle Clémence. Plutôt petite, toute fine, toujours souriante, avec ses beaux cheveux roux et ses tâches de rousseur. Et pour elle, il y avait elle, au milieu des autres. Qui n'y pouvait rien. Qui faisait beaucoup de choses pour que ça change, sans que cela ne change les choses.
La sonnerie annonçant la pose de midi coupa net ses réflexions, et elle se reconnecta au brouhaha qui l'entourait, celui des élèves qui avaient enfin fini leur matinée, et qui pouvaient aller manger. Ce repas que tous attendaient, et qui la répugnait, la repoussait, lui donnait envie de vomir rien qu'à y penser. La main d'Eleen sur son épaule acheva de la ramener sur Terre, et elle se leva, la boule au ventre.
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Pulsions - en réécriture -
RomanceNoée a 18 ans au début de cette histoire. Gaël a 18 ans au début de cette histoire. Gaël est mort, à la fin de cette histoire. Pourquoi ? Pourquoi, ça on ne le sait pas vraiment.