Chapitre 4

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Appuyée contre la porte de la cabine, elle respira un grand coup. L'odeur écœurante du réfectoire avait laissé place à celle des produits d'entretien, pas plus agréable. Elle n'avait pas envie de vomir mais toute cette nourriture ne pouvait pas rester en elle. Elle devait absolument mincir, elle ne pouvait rester aussi... aussi différente d'avant. Elle n'y arrivait pas. Ces yeux, ses yeux, posés sur elle... Il devait la trouver hideuse. Énorme. Elle avait froid, elle avait mal à la tête. La grande porte des sanitaires s'ouvrit et deux voix résonnèrent dans les toilettes. Elle continua à respirer, mais la nausée commençait à monter. Elle se retint tant qu'elle pouvait, attendant avec impatience que ces filles sortent. Elle ne voulait pas qu'on l'entende, elle ne voulait pas que quiconque soit témoin de ce qu'elle s'infligeait parce qu'au fond d'elle, elle savait qu'elle se faisait du mal. Mais c'était plus fort qu'elle.

Depuis qu'elle était petite, son monde, c'était lui. Et seulement lui. Son seul repère, sa seule constante dans cet océan tumultueux qu'elle traversait et qu'on appelait adolescence. Une part d'elle s'en voulait de ne pas parvenir à s'accepter mais c'était ainsi. Elle se sentait... En réalité elle ne se sentait pas. Cette fille qu'elle voyait dans le miroir, elle avait l'intime conviction que ce n'était pas elle. Des jambes trop grosses, un ventre trop lâche, un visage trop flasque, des bras trop pesants, trop épais. Trop gras.

Elle vivait dans son monde, un monde à part, fait de sa légende, de leur histoire. Il en était le roi et ce monde ne tournait qu'autour de lui. Elle ne voulait que ça ; faire en sorte que son monde soit parfait, pour que la part de lui qui vivait en elle ne manque de rien, et surtout, surtout, ne change pas. Il ne fallait pas qu'il change. Il était ce qui lui restait du monde d'avant. Et aujourd'hui ce monde éclatait, volait en morceau, et elle ne parvenait pas à en sauver un seul. Parce qu'il n'y avait rien à faire. Le seul qui pouvait faire quelque chose c'était lui, et il ne ferait rien. Elle l'aimait... comme elle l'aimait ! Elle vivait à travers lui, elle l'aimait tant qu'au fond de son cœur elle avait l'impression que c'était son sang qui coulait dans ses veines. Qu'elle respirait l'air qui le faisait vivre.

Les deux jeunes filles avaient quitté les sanitaires et la nausée prit le dessus sur Noée. Elle se pencha au dessus des toilettes et vomit une première fois. Elle appuyait sur son ventre et restait penchée au dessus de la vasque. Elle devait continuer. Elle vomit une deuxième fois, mais de manière beaucoup plus sèche. Elle n'avait rien mangé, elle n'avait rien à vomir... Malgré tout elle se sentit profondément soulagée. Allégée. Elle tira la chasse et ce qui restait de son maigre déjeuner disparu. Puis elle sortit, se mouillant le visage à l'eau froide des lavabos alignés contre le mur. Se regardant dans le miroir placé juste au-dessus, elle tenta de sourire, sans trop de succès, à part un chétif étirement de ses lèvres. Quoiqu'il en soit, ainsi, elle se sentait mieux.

Pulsions - en réécriture -Où les histoires vivent. Découvrez maintenant