Un grand sourire éclaira son visage quand elle arriva avec Shaun devant le conservatoire. Son meilleur ami la regarda avant de sourire à son tour, puis ouvrit la porte devant elle, la laissant passer. Cela faisait plus de dix ans maintenant qu'ils venaient ici deux fois par semaine pour leur cours de danse ; contemporain le lundi soir, classique le jeudi soir. Elle adorait ça. Et cette soirée de jeudi était de loin sa préférée, car succédait à la danse son cours de violon, et elle adorait son instrument. Dix ans de danse déjà...
Elle ne savait pas ce qui l'avait poussé à danser, elle ne savait plus. Shaun peut-être. Il avait commencé un an avant elle et continuerait bien après qu'elle s'arrête, car cette année serait certainement sa dernière. Les études supérieures n'étaient pas envisageables avec deux activités demandant autant de temps que la danse et la musique. Elle devait en abandonner une, et le choix était devenu évident. La musique était un exutoire. Un moyen de se sentir libre, légère, bien plus que la danse. Car en musique le corps ne compte pas. Simplement la légèreté des doigts sur l'instrument, simplement l'accord du cœur et de l'esprit sur la pulsation. En danse, elle se trouvait bien trop dépendante de ce corps qui lui faisait si souvent défaut. La musique était exigeante mais elle pouvait contenter cette exigence. La danse la mettait face à ses limites, face à ses faiblesses, et ce encore et encore. Et pourtant elle aimait tant cela !
Son sourire s'élargit encore en pénétrant dans les vestiaires. Bon Dieu, ce qu'elle aimait cette atmosphère ! Ces filles et ces garçons qui courraient dans tous les sens en prenant ici leur bouteille d'eau, ici leurs collants, là leurs pointes ou leurs chaussons, tout ça avec en fond les notes de piano qui s'échappaient du studio Stravinski. Ce soir avait cette atmosphère en plus qu'il était le premier cours de l'année, le conservatoire n'ouvrait ses portes que début octobre. C'était une ruche en effervescence, et c'est sans cesse bousculés par ces abeilles qui virevoltaient d'un banc à l'autre que Shaun et Noée se frayèrent un chemin jusqu'à leurs places habituelles, au fond du vestiaire. Se changeant rapidement, Noée prit le temps de respirer une grande quantité de cet air qui l'apaisait tant. Les couleurs des vestiaires sont toujours un peu les mêmes, se disait elle. De toutes les salles de spectacle dans lesquelles elle s'était produite elle n'avait jamais vu un vestiaire qui ne ressemblait pas à un autre. Certes la compagnie était sans cesse différente, mais au fond les danseurs ont tous le même sourire. Un sourire rayonnant, certes épuisé mais toujours sincère.
Les notes dans le studio se firent de plus en plus piano et se turent tout à fait. Le bruit effréné d'élèves reprenant ça et là des affaires laissées sous les barres ou près du piano au début du cours se fit entendre, et la porte s'ouvrit enfin sur Bénédicte, la professeure de classique.
« Allez les grands, en scène ! »
Noée se précipita dans la salle, posa ses affaires dans un coin et se posa enfin à son poste préféré, au milieu de la barre située elle-même sur le mur central. Cette pièce avait quelque chose d'apaisant, avec trois de ces murs recouverts de miroir. Ils pouvaient se voir en classique, et seulement en classique. La professeure de contemporain, Jenna, fermait les rideaux qui couvraient les miroirs, pour qu'ils se concentrent plus sur leurs sensations que leur reflet. Les autres la rejoignirent, et enfin Bénédicte vint se positionner au centre de la pièce. Comme à chaque rentrée, elle ne prit pas la peine de faire un petit discours. Elle fît simplement signe au pianiste, - c'était l'autre avantage des cours de classique, ils avaient la musique jouée ''en live'' - et allongea un bras qu'elle suspendit avec grâce au-dessus de sa tête, les invitant d'un regard à faire de même. La danse, avec la musique, lui permettait d'oublier toutes ses inquiétudes. Ici, si un rêve l'inquiétait elle le dansait et l'oubliait, jusqu'à le refaire la nuit suivante. C'était délicieux de sentir la fatigue se lover au creux de ses membres après une heure et demie de pratique au son doux ou sec du piano, au son du parquet ancien qui craquait sous leurs pointes, ce son magnifique qu'il faisait à chacune de leurs réceptions de sauts. Et quand son pied gauche vint se déposer en troisième contre son pied droit elle se sentit apaisée, reposée, et en même temps délicieusement fatiguée.
Les gens se font une fausse idée de la danse, quelle qu'elle soit. Certes un danseur sur scène est fatigué au bout d'une heure de représentation, et doit tout de même sourire. Mais ce n'est jamais un sourire forcé, affiché. Le sourire d'un danseur est toujours parfaitement sincère. Car être sur scène... Être sur scène est la plus belle des sensations. Elle est inexplicable, mais on se sent profondément heureux, dans cette effervescence pleine de sens pour ceux qui la crée.
Une heure et demi plus tard, elle regarda Shaun plier ses affaires, lui sourire et quitter le vestiaire. Elle les laissait toujours tous partir avant elle, avant d'enlever sa jupe, son justaucorps et de remettre sa chemise et son jean, prendre son violon et monter à l'étage, en salle Messiaen, où l'attendait Aude. Avec un sourire, elle toqua à la porte et l'ouvrit. Avec un « coucou ! » enjoué, sa prof déposa les partitions qu'elle lui réservait pour le trimestre. Accordant son violon, elle lui dit ;
« Bon cocotte ! On a du pain sur la planche, avec l'examen de fin de cycle. Cette année c'est tout un programme ! On va voir ça mais avant, tu vas me montrer un peu ce que tu as fait de ton programme estival ! »
Alors le menton haut et les bras légers, elle laissa son archer raconter les premières mesures d'une Mélodie de Tchaïkovski. Elle jouait les yeux fermés, sans se soucier de la partition posée devant elle. Elle jouait, tout simplement, et avec un plaisir intense. C'est satisfaite qu'elle acheva son Ré final.
« Yes beau travail ! Rien à redire, on peut passer à la suite ! Alors. Que je t'explique. Vous êtes deux à préparer l'examen, on va donc en profiter. Vous avez chacun deux morceaux à présenter, et en plus vous aller faire un petit duo bien sympathique. Un concerto de Vivaldi, tu vas voir tu vas adorer. Je te réserve le violon 1, je donnerai le violon 2 à Gaël, je suis sûre qu'il ne m'en voudra pas. »
Elle l'écouta ensuite d'une oreille lui donner les noms d'Accolaÿ et Schubert pour ses morceaux solo. Alors c'était lui. Gaël. C'était lui le deuxième violoniste soliste du conservatoire. Lui qui avait quitté Fontaine pour venir à Eybens. Lui, la fameuse « seconde nouvelle recrue » de l'orchestre, avec elle. Alors même au conservatoire il ne la laissait pas tranquille.
« Du coup, je pensais vous donner un cours en duo le vendredi... tu serais libre ?
- Oui je suis libre... c'est mon seul soir de libre !
- Ah mince... non ben on va trouver autre chose alors...
- Non mais ce n'est pas grave ! Ça me va !
- Non non, je voudrais que tu aies un jour de libre. Le mardi soir ? Avant l'orchestre ?
- Ah bah voilà ! Super ! Vers dix-sept heures ? Gaël est dans ma classe, on finit à quinze heures ce jour-là.
- Ok je vais voir ce que je peux faire pour vous trouver un créneau. Bon, on s'attaque à Schubert ! Ah oui, une dernière chose..."
Aude la regarda amusée, se tourna vers le meuble situé derrière elle et en sorti deux recueils de partitions, de compositeurs bien trop connus de ses élèves. Après une demi-heure des exercices de Galamian et Sevscik, Noée crut que ses doigts allaient se détacher de sa main gauche.
Son cours finit, la nuit commençait à tomber. Noée s'aventura derrière le conservatoire, en direction du petit chemin qui serpentait entre le conservatoire et le grand stade de foot, qui permettait ensuite de rejoindre l'arrêt de bus.
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Pulsions - en réécriture -
RomanceNoée a 18 ans au début de cette histoire. Gaël a 18 ans au début de cette histoire. Gaël est mort, à la fin de cette histoire. Pourquoi ? Pourquoi, ça on ne le sait pas vraiment.