Chapitre 1

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Pourquoi est-ce que tout est aussi compliqué ?

Penché au-dessus de mon bureau envahi par la paperasse, je me creuse la tête pour essayer de comprendre et de trouver des compromis pour mener à bien un projet bien plus délicat que je ne le pensais. Et coûteux aussi. Je soupire en me disant que je ne pourrais pas avoir autant d'argent avant un long moment. Mais je ne me décourage pas et continue de travailler.

J'y passerai la soirée s'il le faut !

C'est sans compter sur mon portable, un téléphone qui ne me sert que pour le travail et les alertes, qui se met à sonner. Le nom du bêta de la meute s'affiche, le second du chef d'un groupe de métamorphes dans lequel je vis.

La meute est indispensable à un bon nombre de métamorphes, personnes pouvant changer de peau pour prendre l'apparence d'un animal qui leur est propre, pour leur assurer sécurité, nourriture, logement et sociabilité - si ceux-là sont eux-mêmes sociables. En échange, les métamorphes apportent leur pierre à l'édifice en aidant à défendre le territoire, à éduquer les enfants, ou bien comme moi à gérer les stratégies d'attaque et de défense. Nous tous, membres de la meute, obéissons au commandement de l'Alpha, le chef de notre merveilleuse troupe. Pour beaucoup, il est comme un second père.

Pour moi, il n'est qu'une autorité temporaire.

Agacé d'être interrompu dans mes travaux personnels, j'attrape le téléphone qui sonne toujours sur le bureau et décroche.

-Juliane ?

Je grogne pour toute réponse. Mes camarades ont l'habitude de mes borborygmes et ne se plaignent plus de ma non-sociabilité.

-L'Alpha te demande à l'infirmerie.

Puis il raccroche. Je jette un dernier coup d'œil à toute la paperasse avant de tout réunir en un tas de feuilles que je range précautionneusement dans le fond d'un tiroir que je ferme à double tour.

Ceci ne regarde que moi.

Ensuite, je sors de la pièce et me hâte vers la sortie. J'enfile des chaussures, une veste de cuir et sors en direction de l'infirmerie.

Le territoire de ma meute est une petite ville bien aménagée qui n'appartient qu'à nous. Les membres de la meute ont chacun leur pavillon, l'Alpha possédant la plus grande bâtisse de tous. Puis d'autres bâtiments servent de service public, comme la bibliothèque, l'école, et l'infirmerie où je me rends. C'est une clinique bien équipée où travaille Jordan, un métamorphe qui s'y connaît bien en médecine.

Celui-ci me salue lorsque j'entre, je lui réponds vaguement d'un signe de tête alors qu'il me guide jusqu'à Léo, l'Alpha de la meute. Celui-ci m'attend devant la porte ouverte d'une chambre où est couchée une jeune femme faiblarde. Je n'y prête pas plus attention.

-Ah, Juliane. Je t'attendais.

J'hoche la tête distraitement. Je ne sais pas ce qu'il me souhaite. Peut-être veut-il que j'organise la sécurité de la chose qui couche dans le lit tout près de nous ?

Ou bien a-t-il découvert le projet que je leur cache ?

-Que puis-je faire pour toi ?

Malgré ma nervosité grandissante à l'idée qu'il ait découvert ce que je cache à tout le monde, je garde mon calme. Tant que je ne suis sûr de rien, je ne montrerai rien.

Léo désigne la porte de la chambre.

-Il y a huit jours, mon assistante, une humaine, a subi une malencontreuse attaque. On pense qu'elle est tombée sur un animal sauvage, ou bien qu'elle s'est aventurée trop loin du territoire et qu'un solitaire lui est tombé dessus. Enfin bref.

Un solitaire est un métamorphe sans meute qui erre un peu partout. Le plus souvent, ce sont des métamorphes instables et dangereux, capables d'attaquer quelqu'un sans raison. L'hypothèse est donc valable.

-Elle a subi un... hésite t-il, semblant chercher ses mots.

Jordan vient à sa rescousse en complétant.

-Un traumatisme crânien, en plus d'autres blessures importantes. Elle s'est réveillée il y a quelques jours avec un petit problème. Le lobe occipital a été touché et elle souffre d'une amnésie antérograde.

-C'est du charabia ce que vous me racontez.

-La patiente a oublié les sept derniers mois de son existence. résume t-il alors.

Je hausse les épaules.

Ouais, elle a oublié une partie de sa vie, c'est naze, mais qu'est-ce que je peux bien y faire ?

-Elle est peut-être humaine, mais malgré tout, elle fait partie de la meute. déclare alors l'Alpha. Je veux l'aider à retrouver les souvenirs qu'elle a perdus et pour ça, elle doit retrouver un environnement familier. Elle ne parlait à presque personne ici, les seuls vrais contacts qu'elle avait se trouve au Havre, à cent cinquante kilomètres d'ici.

-Et alors ?

-Je veux que tu l'accompagnes.

Je ne sais pas si je dois en rire ou pleurer.

-Je ne comprends pas bien. Pourquoi je dois l'accompagner ?

-Pour la protéger.

Finalement, je vais rire.

-Et aussi l'aider. Elle est décontenancée, et aura tendance à perdre la notion du temps et de l'espace. Je veux aussi que tu me préviennes si jamais ses souvenirs commencent à revenir. Vous partez tout à l'heure.

Puis il me plante là, seul, devant la porte ouverte de la chambre de ma nouvelle protégée.

-Non mais c'est une blague ? je râle.

De toutes les personnes qui composent la meute, je suis l'un des membres le moins apte à me défendre et à défendre autrui. Et il le sait. Je suis aussi tout le contraire de sociable. Et ça aussi, il le sait. Malgré tout, il me choisit moi pour veiller sur une humaine fragile et amnésique.

Dans quel monde parallèle j'ai atterri ?

Résigné, je m'approche de la chambre et m'arrête près de la porte. Je la regarde, cette jeune femme trop frêle au milieu d'un lit trop grand, enveloppée dans des vêtements trop larges. Ses cheveux roussâtres emmêlés et la pâleur extrême de sa peau lui donne une mine affreuse. Et pourtant, quand ses yeux bleus et limpides se posent sur ma silhouette, ses lèvres s'étirent en un large sourire bienveillant qui contraste avec sa fatigue évidente.

-Salut. Je m'appelle Madyson. dit-elle simplement.

Puis ses joues se mettent à rougir et ses doigts à triturer la couverture.

-Enfin, ça, tu le sais peut-être déjà. Est-ce qu'on... on se connaissait bien ?

Je suis effaré devant cette scène. J'ai déjà vu cette femme à la chevelure de feu. Elle travaille dans un bureau non loin de celui de Léo, je passe toujours devant quand je vais le voir. Elle y est toujours perchée, le visage fermé, même quand elle lève les yeux pour apercevoir le nouvel arrivant. La femme que j'ai l'habitude d'entrapercevoir est discrète, sérieuse, d'un calme olympique, celle qui me fait à présent face est tout son contraire, souriante, amicale, chaleureuse.

Peut-être était-elle comme ceci il y a sept mois ?

Ce qui vient à soulever une toute autre question.

Quel genre d'évènement peut changer absolument toute une personnalité ?

-Non, on ne se connaissait pas.

-Ah.

Madyson baisse la tête vers ses mains qui serrent la couverture. Mon animal intérieur se met à grogner doucement. Madyson est frêle, faible, fragile, pas taillée pour affronter les obstacles de la vie. Elle a tout d'une personne innocente et vulnérable, une personne qui éveille les instincts protecteurs de mon animal. En ce moment, je ne peux plus retourner en arrière et dire à Léo que je ne veux pas partir avec elle. Je dois veiller sur elle, malgré mon manque évident de compétence pour le combat.

Allez, ça ne peut pas être si terrible.

ConvoitiseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant