La valeur se compte pour certains en doses d'amour, et puis pour d'autres en doses d'argent.
Il est 14h. Je suis à la Brioche Dorée des Champs Elysées. Des rayons de soleil passent à travers la vitre. J'espère qu'ils m'accompagneront jusqu'à la fin, peut être me réchaufferont-ils le cœur si tout se passe mal. Je suis assise, je l'attends. Mes ongles tapotent la table, mes nerfs me gifle. Un homme passe la porte, puis un deuxième. Une femme, des enfants... Je les scrute tous, un à un. Punaise, j'en peux plus ! Et puis, le voilà. Je le reconnais de suite. Ca fait peut être des années que je ne l'ai pas vu mais l'évidence est là. Karim tient de lui, c'est certain. Mon père m'a contacté la veille à son arrivée à l'aéroport, j'ai accepté de lui accorder du temps aujourd'hui, mon jour de repos. Je n'avais aucune envie de le voir. Vraiment aucune. Mais je connais mon père... Un homme qui ne lâche rien. Je n'aurais pas accepté , il aurait harcelé ma mère. Aurait cherché dans tout Paname notre adresse. Il aurait appelé toutes les personnes qu'on a en commun. J'ai préféré régler ça directement en face en face. Il balaye la salle du regard, s'arrête à ma vue et s'avance vers moi. Je ne sais même pas quoi faire. Si je dois lui serrer la main ou le serrer dans mes bras? Je reste sur ma chaise, à le regarder, bouche bée. Il me fait un bisou sur le front, s'asseoit en face de moi...
- Salam Nawell, ca va ?
- Alaykoum salam. Hamdoullah et toi ?
- Hamdoullah ca va... Ta mère ca va ?
- Elle est chez Mouhssin à Toulouse. Elle va pas très bien, non. Tes coups de fils lui ont fait faire un malaise.
- Je sais que tu es en colère Nawell, ta mère aussi. Et vous avez le droit. Mon comportement...
- (J'ai essayé de résister, de le laisser finir mais non, je n'y arrive pas, je me sens obligée d'arrêter ce carnage et je le coupe) Tais toi. Tu sais rien ! Pour moi, t'es pas venu pour rien, il se passe quelque chose, dis moi ce que c'est de suite !
- (Il lève la tête, me regarde, surpris) La petite fille que j'ai laissé a bien grandi ... Donc, je disais....
- (Je le recoupe) Ta copine va bien ? Ou ta femme ? Ou va savoir ce que c'est pour toi !
- Elle s'appelle Soumya. Oui, elle va bien, elle est restée au pays avec notre fille, Sanaa.Les deux minutes qui ont suivies, je ne m'en souviens plus ; Mes doigts ne bougent plus, mes pieds ne frappent plus le sol. Une chaleur etouffante monte en moi, je me sens comme etranglée dans mes vêtements. J'ai une demi sœur ! Mon père a une fille ! Je retire mon écharpe et ma veste. Sanaa... Soumya... Voilà les deux filles qui nous ont remplacé dans sa vie ! Voilà celles qui apparemment le comble de bonheur...
- ...T'as chaud ? C'est vrai que c'est bien chauffé là !
- (Je ne fais pas attention à sa remarque) On a été de mauvaise compagnie, Karim moi et Maman ? Pourquoi t'es parti ?
- Nawell, je t'assure, mieux vaut ne pas parler de ça !
- C'est toi qui m'a dit que t'étais venu prendre de mes nouvelles. Sache que ça va pas ! Sache que t'as gâché nos vies ! Sache que maman pleure souvent ! Sache qu'elle espère toujours que tu reviennes malgré sa colère ! Sache que Karim a joué au papa jusqu'au bout ! Sache que je prends ta venue comme une nouvelle humiliation ! Dis moi, pourquoi t'es parti !
- Parle moins fort, Nawell (Il regarde autour de lui, géné) On était jeunes quand on s'est mariés, on savait pas ce qu'on faisait, où on s'embarquaient. Je vous aime beaucoup, mais je ne supportais plus ma vie. Je ne voulais pas devenir un de ces alcolos au chomage, trainant toute la journée, vous insultant et frappant. Je vous aime mais je n'en pouvais plus. Je suis désolé, vraiment. Désolé pour toute la merde que j'ai laissé et que je laisse derrière moi . Je te demande pas de me comprendre et peut etre moins de me pardonner. Mais je tenais à être là...Son discours est préparé. Je le sens. Pas de peine sans ses yeux, pas de remords. Il le savait que j'allais lui demander des comptes, ç'est aussi gros qu'une baraque ! Il est calme, presque confiant ! J'y crois pas. J'ai chaud. Je veux partir. Eh puis non, je suis pas lâche MOI, je veux lui sauter dessus et le secouer de toutes mes forces !
- Tu sais, ça fait peut être longtemps que je ne t'ai pas vu, je me souvenais à peine de ton visage puisque on a jeté toutes les photos où t'étais, mais je sais que tu mens ! T'es lâche ! T'as agi comme un enfant qui veut un jouet. Tu te rends pas compte de ce que tu as fait. Délaisser ta famille pour aller en construire une autre ! Tu t'occupes d'une petite fille et en délaisses une autre. Tu prends d'une femme et néglige la tienne ! Et je parle même pas de Karim ! Parle pas de lui ou je pars ! Quelle honte. Tu me fais honte, autant que tu me fais de la peine !
- Nawell, arrête ! On a tous des tords, crois pas que ta mère c'est une sainte non plus. Je suis parti, c'est pas normal, peut être mais c'est comme ça. Ma nouvelle vie me convient et je suis pas venu pour polémiquer. Pense ce que tu veux de moi, c'est pas très grave. Je suis à Paris pour régler des papiers, et je voulais aussi vous voir. Pour prendre de vos nouvelles mais aussi pour demander un service à ta mère. On a la maison en commun au bled, j'aimerais qu'elle signe des papiers pour me la laisser. J'aimerais y vivre avec Soumya et Sanaa, dans les règles et...
- (Je me lève, les larmes aux yeux, la gorge et les poings sérrés. J'ai envie de crier, mais je ne veux pas en public. Je me rasseois et le regarde dans les yeux, le regard noir) Ecoute moi bien, va t'en ! Va t'en ! Sors de nos vies ! Je savais que tu voulais quelque chose ! T'as pas de cœur ! Tout le monde a ses tords, en attendant maman est restée, elle est là. Ne me parle plus jamais sur ce ton, plus jamais ! Tu arrêteras pas de nous humilier, de nous pourrir la vie ! Je te préviens, recommence à nous appeler et je jure que tu auras de gros soucis ! Que Allah te guide et nous guide tous, parce que c'est fou ! C'est fou comment une personne peut être mauvaise !Je prends mon écharpe et ma veste et je sors. Il me suit, me retiens par le bras...
- Arrête de pleurnicher et prends ces papiers. C'est pour la maison. Je vous laisse réfléchir. Bien sur, je la dédommagerais, à vous de fixer un prix. Ca m'a fait plaisir de te voir. Passe le bonjour à ta mère.
Je le regarde, écoeurée. Il lache vraiment rien. Je tire mon bras, les larmes aux yeux, essayant de déceler un peu d'amour, un peu de compassion, je sais pas, quelque chose qui lui donnerait une miette d'humanité. Mais rien. Il est là, à me regarder, me tendant ses papiers. Tant pis, j'aurais essayé de l'aimer... Je ne réponds pas, je lui dit « Salam », prends les papiers et marche. Marche. De plus en plus vite. Jusqu'à courir. Cavaler. Hafid est là, à quelques mètres de moi. Je lui avais demandé de m'attendre. Ma lumière au bout du tunnel. Je m'écroule dans ses bras et il me serre de toutes ses forces... Je reste là, quelques minutes, les yeux fermés. Et puis les larmes s'arrêtent de couler, je décolle ma tête de son torse. Il a les yeux qui brillent, et essuie mon visage avec ses mains. Je le regarde, et je suis encore plus triste. J'aurais aimé que mon père le voit, qu'il voit que son indifférence est anormale...