On a tous un coffre fort contenant un lourd secret. Un secret qui déclenche la colère sur celui qui ose vouloir s'en approcher...
Clac ! Clac ! Clac ! Clac ! Clac !
- « Maman, c'est bon, j'y vais. Recouche toi...
- Merci ma chérie »Ce bruit est notre quotidien depuis des semaines. Karim n'a plus la force de bouger, ni parler, il ne s'alimente plus et maigrit à vue d'oeil. Alors, nuit et jour, on se relaye à son chevet avec Maman pour essayer de le soulager. Ce « clac » incessant est celui qu'il fait en tapant sur le lit avec un baton à sa disposition près de lui, ou parfois même avec ses poings quand il n'a pas le force de serrer le baton dans ses mains. Ce bruit nous avertit qu'il a besoin de quelque chose... Mais quoi ? Il est 4h du matin et je me dirige vers sa chambre. J'allume la lumière du couloir pour éviter d'allumer celle de sa chambre et le brusquer... Comme à chaque fois que je vais le voir, je sors mon plus grand sourire, qu'importe la choucroute sur la tête qui trahit mon sommeil perturbé ou les cernes, qu'importe la fatigue ou la tristesse...
- Salam alaikoum mon amour de frère! Désolée je sais pas depuis quand tu m'appelles ...Tu veux quoi ?
- (Il essaye d'ouvrir la bouche mais rien ne sort mis à part de petits couinements qui me donnent plus mal au cœur qu'ils ne me renseignent sur ses besoins) Humm..
- Tu veux que je te tourne ? Cligne des yeux deux fois si c'est oui, trois si c'est non (Il cligne trois fois) Tu as mal ? (Il recligne trois fois) Soif ? (Il cligne deux fois) D'accord... Je vais te chercher à boire. J'arrive.Je le redresse sur son lit avec le plus de douceur possible, lui fait boire grâce à une paille un peu d'eau, le recouche, lui change ses oreillers pour qu'il soit à l'aise, lui fait un bisou sur son front et je me recouche... Karim est en phase terminale d'un cancer. Un cancer qu'on pensait pouvoir traiter, qu'on s'acharnait à combattre, qui nous a parfois fait croire qu'il nous laisserait tranquille, mais qui a fini par gagner du terrain. Y'a plus rien à faire selon les médecins. A part être là pour lui et l'accompagner. De toute façon, il ne veut plus prendre ses traitements depuis bien longtemps et ne souhaite pas l'hospitalisation. Ce qu'il ne sait pas c'est qu'on continue de lui diluer dans ce qu'il mange et boit -à son insu- de quoi lui faire du bien. C'est au moins ça de gagné, de savoir qu'il souffre moins... Dérisoire lot de consolation, on en est conscientes avec Maman ! Parfois, avec une dure journée où il souffre tellement qu'on est obligées de le changer de position constamment, le relever, le recoucher, le rafraichir, on se regarde avec elle, affalées sur le canapé, et une de nous finit par craquer. L'autre la suit. Et puis le « clac » retentit. On sèche nos larmes, on se lance des regards de courage et on se relève. Qu'est ce qu'on peut faire d'autre, de toute façon ? On pourrait laisser ça à des infirmières, à des personnes payées pour ça... Mais on n'arrive pas à s'y résoudre. Ca sonne pour nous comme un sentiment d'abandon ou de lacheté. Comme si on manquait d'amour à son égard. J'aurais trop peur qu'on lui fasse du mal ou qu'on ne comprenne pas bien ses demandes. Et puis, à l'époque où son corps lui permettait de parler encore, il nous avait dit, la voix tremblante et le regard humide plongé dans le notre :
« Maman, Nawell. Je sais que la décision que je vous demande de prendre est très difficile mais je dois vous le demander. Ca y est, c'est fini, ca me ronge. Ce mal me bouffe. Je veux plus prendre leurs médoc' qui me shoutent le corps et l'esprit. Je veux plus voir cet hopital ! Je veux plus rien de tout ca. Si il doit me rester quelques temps, alors je veux le passer avec ce que j'ai de plus cher au monde : vous ! Mais vous savez comme moi comment ca se finira. On sait très bien ce que je vais devenir pour l'avoir vu sur grand père : un légume ! Je peux pas vous forcer à porter ce poids, je le sais. Mais wAllahi que j'ai peur. Peur de mourir et vivre l'au delà sans vous à mes côtés... J'accepte la décision de Dieu, et il y a un bien derrière tout ça, pour vous et moi. Mais je veux partir sereinement. Prenez soin de moi s'il vous plait... »
Evidemment, on était tous les trois en pleurs et bien sur qu'on a accepté. Au départ, il marchait encore avec sa canne et sortait même en bas du bloc rejoindre ses copains. Et puis petit à petit, ses membres ont laché un par un, jusqu'à qu'il n'arrive plus à se lever... Puis ne plus s'exprimer... Puis ne plus frapper sur son lit... Il finira ses jours avec « ce qu'il avait de plus cher au monde » près de lui. Une expérience douloureuse dont je n'arrive pas à parler en détails. Le sujet de notre cohabitation durant la fin de sa maladie est un coffre brulant. Chaque fois qu'on a tenté de le toucher ou de l'ouvrir, j'ai fini en colère ou en pleurs. Parce qu'il me manque, et que la dernière image de lui que j'ai est un sourire. Il est parti heureux, j'espère récompensé de tout ce qu'il a enduré, mais il m'a laissé. Bien sur que c'est Dieu qui décide, et que s'il avait du choisir il serait resté avec moi ! Mais va dire ça à mon cœur, à mon âme, à mes souvenirs ! Ils veulent rien entendre ! J'ai arrêté de parler pendant un mois après son départ. Impossible de communiquer. Paralysée par la douleur. Et puis mon corps et mon moral avaient été tellement mis à l'épreuve durant ce temps que toute la pression et l'épuisement sont retombés ! Et malheureusement, la chute fut brutale... J'ai été témoin du retour à la poussière d'un roc. Un homme solide qui se battait pour mille causes, qui travaillait dur, tout le temps, et qui devant moi, s'est transformé, dégradé, jusqu'à devenir un corps avec la peau sur les os vidé de tout, même de son âme. Un homme qui a accepté tout ce qui lui arrivait, tout, jusqu'à la mort. Pendant ce temps, moi, je n'arrive même pas à accepter celle des autres... J'ai encore du chemin à faire dans cette vie.
Je pose un baiser sur la tombe de mon frère, récite encore une fois les invocations, sèche mes larmes et sort du cimetière... Hafid est là. Il m'attend...