[Narrateur : Lucie]
L'hiver. La période annuelle des superpositions de vêtements commençait. J'étais capable d'enfiler les unes par au-dessus des autres jusqu'à sept épaisseurs de sweats, gilets et pulls. Le premier réflexe lorsque je rentrais à l'appartement était d'en retirer quatre, puis de me préparer un chocolat chaud. Depuis deux jours, il tombait des quantités impressionnantes de neige. La température était devenue insupportable et je m'étais acheté un radiateur électrique.
Les examens des étudiants de Nintaï étaient passés et les « Men in Grey » bourraient de neige les affaires des premières années autant que cela était encore possible. Le congé de vacances de fin d'année approchant, les professeurs et le personnel étaient conviés à aller boire ensemble dans un bar. J'avais appelé Aïko et lui avais demandé s'il était nécessaire que je participe à cette soirée de beuverie alors-même que je n'étais guère appréciée par le personnel de l'établissement.
Ma protectrice avait été catégorique : il ne s'agissait pas d'une simple proposition mais d'une obligation professionnelle. Je ferai fausse-route en négligeant ce rendez-vous. On ne plaisantait pas avec les invitations.
*
C'était une nuit triste où, à défaut de flocons de neige, nous endurions la pluie froide. Je me rendis dans un labyrinthe de ruelles étroites et trouvai l'adresse de l'izakaya* convenu, reconnaissable à sa lanterne rouge ornée d'idéogrammes et à sa porte d'entrée, un rideau de cordelettes.
Presque tout le personnel de l'établissement était déjà arrivé. Madame Chiba était au rang des absents, certainement en raison de ses problèmes de santé. Discrètement, je retirai mon manteau et pris place sur un banc en bois, à côté d'un professeur que je ne connaissais que de nom. Le niveau sonore de la salle atteignait des sommets ; je pressentis que la soirée serait longue.
Au Japon, l'alcool était un outil social servant à rapprocher les gens et plus particulièrement les collègues de bureau. Etre ivre, chanter à tue-tête et rouler sous la table n'étaient pas mal vu, au contraire. Hors du cadre strictement professionnel et d'un quotidien formaté, trinquer était le signe d'une socialisation réussie. A fortiori, je ne pouvais reprocher aux professeurs de l'établissement Nintaï de relâcher la pression qu'ils subissaient à longueur de journée à cause des étudiants.
Bien ou malheureusement, il m'était pour le moment impossible de boire de l'alcool. Mon sevrage était difficile et la tentation très forte de replonger dans les méandres de la perte de conscience pour oublier ma tristesse. J'arguai la pratique d'une religion quelconque pour laquelle on me jeta des regards dédaigneux, avant de me laisser ignorée dans le coin de table.
Sans surprise, le principal sujet de conversation releva de la difficulté d'enseigner à des voyous. Je m'ennuyai profondément mais fis mine d'être toute ouïe et de m'intéresser aux propos. Ma prétendue socialisation se résuma à me taire ou à approuver un mot opportunément, opiner et surtout forcer mes yeux à rester ouverts et à ne pas loucher sur les verres remplis de bière ou de saké. Ce fut une torture, pour laquelle je bu les litres de thé vert et goûtai un morceau de shiokara** qui me retourna l'estomac.
Vint un moment où les professeurs firent allusion à Jun. Ils s'étonnèrent tous de ses premiers résultats : Jun possédait toutes les capacités pour intégrer une grande université. Alors pourquoi se trouvait-il à Nintaï ? Certains professeurs chuchotèrent qu'il devait avoir des antécédents judiciaires et que c'était la raison pour laquelle aucun lycée ou école ne voulaient de lui.
Si Jun avait effectivement une sorte de casier, j'aurai tout fait pour mettre la main dessus et ainsi nuancer l'arc-en-ciel de couleurs qu'il m'avait si agréablement présenté dans le secrétariat.
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Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeurs
Tiểu Thuyết ChungLucie est isolée. Privée de Kensei et de ses camarades de Nintaï, ses seuls compagnons sont désormais ses amis de l'Université. Mais peuvent-ils combler le vide qui grandit en elle ? Alors que son rêve se mue lentement en cauchemar, elle n'entrevoit...