67. Retour aux sources

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*Avant-dernier chapitre !*

« Le groupe se désagrège.

— Ou se réforme ? suggéra Aïko d'un air contrit.

— Un poids lourd de la faction a abandonné le navire... Et deux autres se font la tête. C'est un coup dur, répondis-je d'une voix basse.

— En tout cas, ça décharge le bateau...

— J'aurais préféré que nous nous débarrassions de Mika ! grommelai-je. Cet hypocrite passe son temps à dire tout et son contraire dès que ses propres intérêts changent, c'est-à-dire à chaque fois qu'il veut me mettre dans la mouise...

— Lucie, voyons...

— S'il avait quitté le navire, je lui aurais balancé un tonneau à la tête et j'aurais jeté à l'eau de la viande saignante pour attirer les requins !

Aïko n'était que de passage à Osaka et pourtant je l'avais supplié pour qu'elle m'accorde un peu de son temps. Elle mordit dans son dorayaki, une célèbre pâtisserie locale constituée de deux pancakes renfermant une pâte de haricot rouge. Elle mastiqua longuement, reposa sa pâtisserie sur la petite table du salon de thé et m'observa d'un regard fureteur.

— Pour quelle raison ce gaillard a-t-il décidé de partir ? demanda-t-elle en reprenant en main son dorayaki pour le terminer.

Il était hors de question que je reparle à Aïko du trafic de drogue. Elle s'inquiétait suffisamment que je reste une année supplémentaire travailler dans l'établissement Nintaï, bien qu'elle ait compris que ce soit en grande partie pour rester au plus près de Kensei.

Celui-ci ne se doutait pas que j'avais mis les pieds à Nishinari. En revanche, il avait manqué de mettre une droite à Minoru après sa visite à l'infirmerie. Leur nouvelle dispute s'ajoutait au départ de Reiji.

— Le bras gauche et le bras droit se sont fâchés... À cause d'une fille, inventai-je.

— Ah ça ! Les femmes ont de grands pouvoirs cachés en ce monde. Heureusement ! Vu la place que les hommes daignent bien nous laisser ! » déclara-t-elle en se levant de sa chaise.

Je lui emboîtai lentement le pas vers la sortie du salon de thé. Aïko était revenue à Osaka pour annoncer à sa famille qu'elle était enceinte. Nous avions passé l'après-midi dans les boutiques puis un salon de thé du quartier Namba : Aïko affirmait qu'elle avait six mois avant de ressembler à une baleine.

Nous retrouvâmes l'ambiance de la rue bruyante et animée, bien loin de celle feutrée du salon. Des multitudes de néons parcouraient les façades des commerces. Les salarymen commençaient à rentrer chez eux et les jeunes à sortir.

« Où aller maintenant ? s'interrogea Aïko en balayant la rue d'un regard las. Oh ! Lucie ! Regarde un peu cette fille, quelle vulgarité ! chuchota-t-elle en m'agrippant le bras. Elle paraît si jeune !

Je suivis son regard dirigé vers un alignement de bars à hôtesses. Surprise par la poigne d'Aïko et par ma propre consternation, je manquai de perdre l'équilibre sur le trottoir.

A une dizaine de mètres en face de nous, habillée en tenue très légère, Naomi sortit un miroir de poche et s'observa sous quelques angles. Elle eut l'air de s'examiner pour voir les endroits où elle ressemblait à une humaine. Je songeai que si elle se maquillait par-dessus son masque, elle ne pourrait jamais relever la tête à cause du poids. Au lieu de repartir chez elle en hurlant de terreur, Naomi replaça le miroir dans son sac Louis Vuitton et repartit sur ses talons hauts à l'assaut du bitume, ses longs cheveux bonds paille décolorés battants l'espace dans son sillage. Quelques hommes la reluquèrent d'un œil intéressé ou écœuré.

En un an, j'avais réussi à ne jamais la croiser dans ce quartier dont je devinais qu'elle l'arpentait tous les week-ends. Ma chance avait tourné.

Naomi s'arrêta près d'un platane entouré de grillage. Après s'être assurée que personne ne prêtait attention à elle, la béquille revalorisa son soutien-gorge. Aïko et moi l'observâmes, stupéfaites, glisser une main dedans, rehausser un sein puis l'autre et réajuster ses bretelles avant de tout resserrer. Puis elle entra dans un bar, où des entraîneuses l'accueillirent froidement. L'une d'elles lui tendit une robe de soirée rose pailletée au décolleté plongeant placée sous un plastique transparent.

Dans un arrière fond sonore d'annonces publicitaires, de jingles, de voix distantes et de bruits d'activités, Aïko me tira encore par le bras pour que nous nous remettions en marche.

« Aïko, je n'ai plus très envie de faire les magasins...

Surprise, elle tourna vers moi des yeux écarquillés.

— Qu'allons-nous faire dans ce cas ?

— Tu m'aiderais à faire quelques courses, s'il te plaît ? improvisai-je. Je ne sais plus quoi choisir. Je mange toujours les mêmes repas.

Contre toute attente, Aïko accepta avec un charmant sourire. Nous allions pouvoir nous éloigner des bars à hôtesses et de Naomi.

— Avec plaisir, assura-t-elle d'un air enthousiaste. De toute façon, j'avais prévu de ramener quelques produits alimentaires de la région dans mon terrier du nord ».

C'était ainsi qu'elle surnommait la ville d'Hirosaki.

Nous trouvâmes notre bonheur dans l'immense sous-sol d'un grand magasin. Je m'extasiais toujours, en dépit de leur prix élevé, que les produits proposés au Japon soit d'une aussi grande qualité – si tant est que l'on fasse abstraction de l'insidieuse radioactivité. Toutes les denrées, qu'il s'agisse de fruits, de légumes, de viandes ou de poissons, étaient emballées en petites quantités afin que les consommateurs puissent cuisiner avec les quotités exactes dont ils avaient besoin. Le problème était que tous les emballages étaient en plastique.

Aïko proposa de m'envoyer une liste de menus simples à cuisiner qu'elle avait l'habitude de réaliser lorsqu'elle était étudiante. Elle s'excusa même de ne pas m'avoir soumis plus tôt cette idée. Je lui exprimai avec force ma gratitude, c'était plus que j'en attendais d'elle.

Pour la remercier, je lui offris une séance de purikura. Il s'agissait de photomatons extrêmement populaires au pays du Soleil Levant et certaines salles d'arcades y consacraient un niveau entier. La caractéristique de ces photomatons était de proposer de très nombreuses options pour customiser ses photos via un écran. Un tour coûtait habituellement entre trois cent et six cent yens.* Après avoir payé un supplément, certaines cabines mettaient même à disposition des perruques et autres accessoires de cosplay.**

Nous trouvâmes une salle d'arcades au bout de cinq minutes de marche dans la foule exténuée de sa journée ou excitée de la soirée à venir. La nuit était définitivement tombée mais grâce aux éclairages nocturnes du centre-ville, on y voyait aussi bien qu'en plein jour.

Tentant d'oublier Naomi, j'insérai la monnaie dans une machine et nous nous installâmes dans la cabine. Nous pouvions prendre jusqu'à dix photos différentes qui seraient imprimées côte à côte. Aïko posa de façon répétée l'index et le majeur formant « V » de la victoire ou de la paix selon les interprétations, une gestuelle typiquement nippone.

Nous décorâmes ensuite les images via l'écran tactile, en usant du considérable panel de tampons virtuels, bordures et textes. Après avoir choisis le nombre et la taille des images à imprimer, les purikura sortirent de la machine sur des feuilles à découper et à partager.

Bouchée bée, j'observai Aïko sortir une paire de ciseaux à ongles de son sac, couper les feuilles en deux et me tendre une moitié dans une petite courbette. « Lorsque tu auras des coups de mou à cause des problèmes de tes amis voyous, déclara-t-elle, regarde ces photos et dis-toi que tu pourras toujours en discuter avec moi ».


*Entre deux et six euros.

**Loisir consistant à se déguiser et à jouer le rôle de ses personnages favoris.


٩(ˊᗜˋ*)و ♡ Merci de votre lecture !

Un chapitre calme par temps de canicule... Le prochain sera le dernier de ce tome 4 !

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Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant