37. Des intimidations

136 17 106
                                    

« On pense différemment tous les deux, affirma Kensei en relevant le menton. Minoru, lui, dit que la société actuelle n'est fondée que sur l'acharnement au travail et la consommation de masse. Il n'a pas tort mais moi j'espère encore qu'il y a de la place pour la famille et l'effort économique - sans parler de globalisation, hein ! Mais, poursuivit-il, c'est vrai que dans les deux cas, Minoru et moi... Enfin tous les autres, eh ben on n'est pas adaptés à la compétition en milieu scolaire et universitaire. C'est pour ça qu'on a intégré Nintaï. Tout le monde dans la vie ne peut pas être fait pour aller à l'université. Le vrai problème dans ce pays, c'est qu'on a oublié les valeurs de nos ancêtres. On ne vit plus que pour l'argent. Il n'y a plus de place pour autre chose.

Je le laissai terminer de fumer sa cigarette pendant que je me déshabillai et filai sous les draps.

— Toi et moi, on n'a pas choisi le même chemin. C'est fou qu'on arrive à se rejoindre, lâcha-t-il soudain.

— C'est exceptionnel mais ça arrive.

— Je suis content que nous partagions un point de vue par rapport au travail... Et soulagé que t'essaies de nous comprendre.

Toujours posté près de la fenêtre, Kensei se tenait immobile, perdu dans les méandres de ses pensées :

— Quand on taffe, on est content de soi. Avant, on bossait pour répondre à ses besoins, pas vrai ? Genre aller à la chasse, cultiver la terre puis construire des machines pour se déplacer et communiquer plus rapidement. Maintenant, on travaille pour se satisfaire psychologiquement.

— Et les ouvriers ? l'interrogeai-je.

— J'te rappelle que j'ai souvent les mains dans l'huile de moteur...! Je parle du contexte général, plaida Kensei.

Je m'excusai. Il fit la moue et pinça les lèvres :

— T'vois, c'est parce des travailleurs ne sont plus en phase avec leur psychisme que le boulot est devenu synonyme d'esclavage. Alors ouais, tout le monde ne fait pas ce qu'il aime dans la vie mais la différence est qu'aujourd'hui on a créé un lien avec cette idée de bien-être psy'. Et t'sais quoi ? C'est pas plus mal. Quand on fait ce qu'on aime, on prend conscience de sa propre existence et de ses capacités. Et mieux on est en conformité avec soi-même, mieux on bosse. Tu saisis ? Toi t'es en phase avec tes études et moi en phase avec ma mécanique.

Je regardai Kensei avec des yeux ronds. Était-il normal qu'il me semble plus beau encore lorsqu'il se mettait à réfléchir de cette manière ? Je l'encourageai à poursuivre. Aussitôt, il reprit la parole :

— Pour moi, y'as deux types de travailleurs : d'un côté ceux qui par leur boulot obtiennent une reconnaissance et d'un autre, ceux qui subissent leur emploi. Ces derniers sont sous torture.

— Dans ce cas, est-ce que tu comprends pourquoi je travaille autant ? inférai-je. Tu le dis toi-même : il faut faire ce que l'on est. Or il y a des personnes qui ont besoin de beaucoup travailler pour se sentir bien. J'en fais partie.

Un moment de silence passa avant qu'il ne hoche la tête.

— Mouais, tu m'as coincé là. Chacun est différent. Il faut reconnaître ses propres envies, même si elles ne sont pas celles de ton voisin. Si tu veux un truc grand ma p'tite lune, alors t'as raison, ne te limite pas.

Il me rejoignit sous les draps et s'enroula autour de moi, passant doucement une main abîmée dans mes cheveux. Je sentis son souffle tiède dans mon cou.

— Au fait, t'as parlé à tes parents de notre relation ? 

Je me retournai vers lui. Il m'observa, appuyé sur un coude, en faisant courir ses doigts sur mon flanc. Je repoussai une mèche emmêlée et me redressai :

Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant