[Narration : Lucie]
Ancienne capitale du Japon enclavée et bordée par la mer, Kamakura était un lieu émanant des âmes bouddhiste, shinto et féodale. Sous les commentaires savants de Yoshi, Sven, Leandro, Shizue et moi parcourûmes à pied de nombreux temples bâtis dans un écrin de collines boisées.
En partant de l'adorable gare Kita-Kamakura, sacs à dos et baskets assorties, nous traversâmes sous un grand soleil la route pour tomber directement sur le temple Shokozan Tokeiji, le « Temple du divorce » à l'incroyable jardin de fleurs délicates. Construit au XIIIe siècle à une époque où les femmes n'avaient pas le droit de divorcer, elles se rendaient à ce temple pour se séparer de leur époux. L'arrière du jardin se fanait dans une imposante forêt d'arbres poussant à flanc de colline.
Poursuivant notre route, nous découvrîmes entre autres le temple Engakuji, qui commémorait les morts liés à la tentative d'invasion mongole du Japon et qui révélait une cloche classée Trésor national ainsi qu'une célèbre statue en bois de Bouddha. Notre groupe se déplaça ensuite en direction des grottes logeant les sanctuaires. Au milieu d'arbres peuplés d'écureuils gris, les visiteurs venaient admirer le Grand Bouddha ou Daibutsu, haut d'environ onze mètres. Il s'agissait du deuxième plus grand Bouddha en bronze derrière celui de Nara.
Sur le chemin menant au Bouddha, reposait le beau temple Hase-dera, connu pour sa statue de Kannon, la déesse de la compassion et dont les jardins étaient conçus de roches et d'étangs. Tout autour de ce temple, trônaient des statuettes de Jizô, achetées par les parents en deuil d'enfants perdus en raison d'une fausse couche, de la naissance d'un enfant mort-né ou d'un avortement.
Je préférais encore Enoshima. Située à quelques kilomètres au sud de Kamakura, c'était une île pleine de charme reliée au continent par un pont. Sitôt sortis du train local, nous tombâmes sur une allée commerçante avec des restaurants vendant les produits de la mer. Le premier niveau de l'île abritait un sanctuaire pittoresque. Le nez à l'air marin, nous profitâmes de la plage en regardant les vagues s'écraser en gerbes contre les rochers. Affamés, nous goûtâmes le shirasu don, un plat constitué d'un poisson accompagné de shirasu* bouilli et de riz. Le temps était si clair que nous eûmes la chance d'apercevoir le Mont Fuji et les aigles de l'île volant au-dessus de nos têtes en figures concentriques.
Ils nous guidèrent au cœur de la forêt de bambous, dans laquelle nous bûmes un thé vert, avant de visiter deux ravissants temples. À l'ouest de l'île, nous pénétrâmes avec des bougies dans les grottes Iwaya, qui dataient de 552. Enfin au coucher du soleil, nous nous reposâmes devant la statue de Benzaiten nue, la déesse de la musique et des divertissements. Selon la légende, c'était elle qui, au XIe siècle, avait fait émerger l'île de la mer.
Pendant tout ce temps, j'avais songé à Minoru.
Kensei avait-il réellement des raisons d'être inquiet sur l'impact que l'Opossum pourrait avoir sur notre relation ?
*
[Narration : Minoru]
Jun sortit des cabinets et se retourna pour fermer la porte. Il eut juste le temps de se décaler pour éviter le coup de poing de Takeo venu par derrière. Je reniflai : les toilettes empestaient la crotte et l'urine.
« Takeo ! Qu'est-ce que tu me veux ? cria Jun, la mâchoire avancée.
— Je testais tes réflexes. Ils sont plutôt bons, admit Takeo.
Jun fit un pas en avant. Ses yeux noirs nous scrutèrent tour à tour. Je barrai la porte en maintenant la poignée en l'air pour que personne ne puisse l'ouvrir de l'extérieur.
— Un leader et son bras-droit ? Ravi d'avoir été à la hauteur de vos attentes. Maintenant laissez-moi passer.
Takeo harponna son épaule.
— Tu m'intéresses.
— Le champion des troisièmes années a peur de moi ? répondit Jun d'une voix dénuée d'émotion en s'écartant pour lui faire lâcher son épaule.
— Tu caches ton jeu.
— Vraiment, tu me prends pour quelqu'un qui pèse ? Parfait.
— T'es un mec qui a eu des problèmes dans son ancien lycée et qui s'est fait transférer ici pour contenter tout le monde. C'est ce qu'on appelle un compromis et toi, ça t'a arrangé.
— T'as du flair, c'est vrai. Mais ce n'est pas la seule raison.
— Alors qu'est-ce que tu fous à Nintaï, bordel ? s'impatienta Takeo. T'aurais pu aller dans n'importe quel autre lycée et faire oublier ton passé. T'es du genre à avoir une famille avec des relations, ça se voit comme je sens que t'es pas une mauviette.
Jun se dégagea de sa prise. Le regard oblique, il le toisa :
— Tu m'épiais ?
— Je t'ai débusqué, c'est différent.
— Les chiottes ? Bel endroit.
Un tic nerveux traversa la figure de Takeo. Il gueula :
— Ferme-là !
Au cas où Jun ne l'aurait toujours pas pigé, je hasardai en l'air :
— Il n'est pas réputé pour sa patience...
— T'entends ? s'écria Takeo. Alors parle !
Les yeux mi-clos, Jun redressa les épaules. Il ne dirait rien.
Takeo conserva son air intimidant mais changea de tactique :
— Je vais te faire une proposition. Considère-toi comme un privilégié.
— Quoi que tu me proposes, ça ne m'intéressera pas, rétorqua Jun, le visage impassible.
— Qui a dit que t'avais le choix ?
Il considéra Takeo, silencieux. Je pris le relai :
— Tu rejoins volontairement notre faction ou il te cogne pour que tu le suives.
— Ce n'est pas un choix, c'est une option, souligna Jun en s'adressant directement à Takeo.
— Prends-ça comme tu voudras.
— Va te faire foutre, espèce de nain ! ».
Takeo l'empoigna par les cheveux et lui asséna une droite dans le pif. La caboche de Jun rebondit dans un son mat contre la porte des toilettes et un filet de sang dégoulina de sa bouche. Takeo s'apprêta à ficher un poing dans sa joue gauche mais cette fois, Jun anticipa son geste. Il le figea avec une célérité surprenante et tout aussi rapidement, enfonça son genou dans son estomac. Takeo para le coup avec ses abdominaux.
L'œil caustique, Jun le lorgna :
« Je m'étonne que tu te sois déplacé. Pourquoi ne pas envoyer ta chose ? Cette grosse brute, Daiki ?
— Parfois, 'faut se salir les mains...
— La tâche doit être fatigante. Mais apparemment pas pour les demeurés » grinça Jun.
Takeo le frappa d'un puissant uppercut, que de nouveau, il bloqua. Décidément, c'était un type intéressant. Un type qu'il nous fallait.
Mais Takeo était lassé de son air de supériorité et l'odeur immonde des urinoirs nous piquait le nez. Il envoya son coude dans les côtes de Jun, lui porta un vigoureux coup de tête au front avant de terminer par un crochet dans sa mâchoire.
Jun mit un genou sur le carrelage poisseux et tenta de reprendre sa respiration. Takeo l'attrapa par le revers de sa veste et l'envoya pour de bon à terre, avant de le rouer de coups. Il s'arrêta vite pour ne pas trop l'abîmer et se releva pendant qu'il tenait sa figure ensanglantée à deux mains. À présent plus grand que lui, il toisa Jun : « Je t'apprécie, la brindille ! J'te laisse deux semaines ».
*L'alevin de l'anguille japonaise.
\(^ヮ^)/ Merci de votre lecture !
→ ★
VOUS LISEZ
Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeurs
Ficción GeneralLucie est isolée. Privée de Kensei et de ses camarades de Nintaï, ses seuls compagnons sont désormais ses amis de l'Université. Mais peuvent-ils combler le vide qui grandit en elle ? Alors que son rêve se mue lentement en cauchemar, elle n'entrevoit...