3. Solitude

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[Narrateur : Lucie]

Kensei faisait toujours le mort. D'une certaine manière, je l'étais tout autant. Son absence me pesait et je sentais le poids de ma propre inertie : je n'agissais pas, ne m'opposais pas, ne cherchais pas non plus de solution. J'attendais que le temps fasse son œuvre et que les concours de circonstances arrangent les choses d'elles-mêmes. Je savais que je devais surmonter cette épreuve mais mes capacités à agir étaient cassées – il n'y avait pas d'autre mot. Elles avaient cessé de fonctionner. Il aurait fallu que je les répare et cela aussi était hors de ma portée.

J'avais songé à rechercher Kensei mais d'autres l'avaient fait à ma place, à commencer par Takeo qui avait besoin de lui pour conserver ses alliances au sein de l'établissement Nintaï. Kensei était son plus puissant allié et il était introuvable. Or, sans lui, Takeo était à la merci des plus offrants opposants qui n'hésiteraient pas à récupérer les caïds abandonnés par leur aîné mécanicien. Mukai n'avait pas revu Kensei non plus puisqu'il n'avait pas la permission d'aller au garage du Vieux sans lui. Pour l'instant en tant que cadet leader de première année et protégé de Kensei, il avait pris les rênes et maintenait vaille que vaille l'unité du club de mécanique. Toutefois, cette période ne durerait pas éternellement.

De mon côté, je guettais le moindre signe de vie de Kensei. Je me repassais en boucle cet épisode des vestiaires avec l'analyse d'une technicienne. J'essayais de me détacher de mes sentiments pour comprendre au mieux ce qui s'était produit. Après que Reizo soit sorti, Kensei m'avait fixé. Dans ces yeux, même à cet instant, j'avais senti que j'avais encore de l'importance pour lui. Mais peut-être qu'en se ressassant les paroles de Reizo, il avait fini par me mépriser autant qu'il m'avait aimée.

Aller en cours les yeux gonflés par les pleurs et la fatigue ne me rendait guère productive mais c'était toujours mieux que de m'enterrer sous la couette et fuir le jour. Par ailleurs, après sept semaines, la situation semblait s'améliorer un peu à Nintaï. J'évitai Reizo comme la peste et celui-ci ne s'intéressait plus à moi. En outre, les étudiants s'étaient lassés de me mener la vie dure et ils s'étaient trouvés d'autres amusements, à commencer par mener la vie dure au nouveau comptable.

J'avais au moins compris une chose : la lune n'émet pas de lumière par elle-même mais reflète celle du soleil. Sans Kensei, je ne brillais plus. J'étais éteinte. Sven, Leandro, Shizue et Yoshi avait renoncé à essayer de me raviver.

Je découvrais que ceux que l'on appelle « amis » sont assimilables à nos trésors dans nos boîtes à bijoux ; il y a de gros bijoux fantaisie qui n'ont pas de valeur, de faux diamants qu'on porte souvent et des petites perles rares. Aujourd'hui, l'impression de ne me parer que de toc.

La nuit tombée, je me levais, descendais dans la rue et buvais à même le goulot. J'étais de nouveau seule en pays étranger. Assise sur les marches glaciales de la résidence, mon corps entier frissonnait. Je guettais l'arrivée des trois soûlards qui m'avaient déjà agressée. Peut-être que comme la première fois, Kensei surgirait pour me sauver.

Je faisais le pied de grue en silence. Quelques fois, une voiture ou un ivrogne passait. Je m'étonnais qu'il n'y ait jamais de chats. Normalement, ils sortaient la nuit. Peut-être les effrayais-je, toute grelottante sur mes marches, ingérant des mélanges d'alcools douteux. A force d'espérer dans le froid de novembre, j'attrapais une succession de mauvais rhumes.

Il m'arrivait de me coucher ivre. Au réveil, je remarquais parfois des blessures : bleus aux genoux, coupures sur les mains, ongles cassés, égratignures à des emplacements improbables... C'était surtout l'effet de la vodka, raison pour laquelle Leandro m'avait révélé qu'il n'en buvait plus. Il avait tenté de me dissuader mais qu'y pouvait-il ? J'avais encore le droit à cette distraction qui m'empêchait momentanément de réfléchir. Au diable les blessures ! Le corps se rétablit mieux que l'esprit.

Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant