60. Un vent d'inquiétude

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[Narration : Lucie]

Aussitôt entrés dans ma chambre, par jeu, Kensei me souleva par la taille et me balança sur le lit comme si j'étais une poupée désarticulée. J'avouais être un peu ivre. En me relevant, je me cognai le pied à la table de nuit sans ressentir la moindre douleur. Entre mes mains et celles de Minoru, la bouteille de Shochu n'avait pas fait long feu.

Kensei avait déjà retiré blouson, t-shirt et chaussettes.

« Si j'avais su, je t'aurais prêté le monospace depuis longtemps, dit-il en s'asseyant en tailleur au pied du lit. Je ne savais pas que tu conduisais si bien.

— Pour le coup, plutôt comme un bourrin.

— Allons... Nino t'a un peu poussée.

Kensei se releva pour ouvrir la fenêtre de ma chambre.

— Au fait, comment va Yuito ? m'enquis-je d'une voix brouillée par l'alcool. Il s'en sort en tant que déménageur ? J'ai oublié de demander.

— Il n'a jamais été aussi heureux de sa vie. C'est pas trop mal payé, il trimballe les réfrigérateurs comme des boîtes à chaussures et ses collègues lui foutent la paix. En plus, il garde contact avec Okito.

— Je suis vraiment contente pour lui. Il est méritant.

Kensei acquiesça d'un air sérieux, empoigna son sac et repris sa position initiale. Des bouteilles de bières et autres alcools clinquèrent à l'intérieur. Il les sortit toutes et en décapsula trois en un geste pressé.

— Trois ? l'interrogeai-je en descendant du lit pour le rejoindre sur le sol.

— J'ai pas encore bu, moi ! me fit-il remarquer.

— Tu as ramené toutes ces bouteilles pour toi ?

— Non, pour nous ! La soirée n'est pas terminée ! Ah... Attends... J'ai du jus d'orange pour toi ! ».

A boire et parler à cœur ouvert pendant des heures, nous nous retrouvâmes dans le même état de divagation. La nuit était très avancée. Désinhibée, je saisis la main de Kensei.

« J'aime ces moments où nous ne sommes que tous les deux, avouai-je. Je n'ai besoin de rien d'autre.

Le regard de Kensei dévia sur le côté et revint sur moi. Il me scruta dans le blanc des yeux :

— J'adore ça, quand tu dis ce qui te passe par la tête. J'ai l'impression de parler avec le Jeckyll de Mr. Hyde.

— Comment ça ?

— En temps normal, il me faut des semaines pour t'extirper de l'affection. T'es énervante mais j'te pardonne tout de toute façon... Même pour Reizo. C'est bon. C'était pas de ta faute. T'étais la victime depuis le début et je n'y ai rien vu.

— Kensei, tu es la personne la plus sincère que j'ai jamais rencontrée.

Il plissa les yeux et éloigna la canette de sa bouche :

— Ah ouais ?

— A mes yeux, tu l'es. C'est une précieuse qualité. Tu penses, dis et fais ce que tu veux.

Il vida d'un trait le reste de sa bière, se redressa légèrement sur mon lit et appuya son dos contre le mur.

— Pas exactement, soupira-t-il en posa la bouteille vide sur ma table de chevet. Les trois quarts de ma vie sont cloisonnés par ce qu'on attend de moi. On me fait constamment remarquer que je ne suis pas aussi libre que je voudrais l'être. Mais ça, j'ai fini par m'y faire...

— A moitié.

Il me tapota le sommet de la tête :

— Cette société a besoin de changement. Le regard des gens sur toi te fout une pression énorme de ta naissance jusqu'à la fin de ta vie. Tout le monde le reproduit. C'est un cercle vicieux.

Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant