Nous partîmes effectuer hatsumode, la première visite de l'année au sanctuaire. Les flocons tombaient dru, le paysage était hiémal. La nuit de janvier resplendissait d'une de ces lunes implacables, de celles qui font éclater les pierres gélives. Kensei et moi avancions main dans la main au milieu de la rue illuminée et gorgée de monde.
Arrivés au temple, nous y bûmes le premier saké préparé avec des herbes médicinales garantissant la bonne santé pour la nouvelle année. Ensuite nous priâmes et je tirai une prédiction, qui de nouveau m'annonça la mort. Immédiatement, je pliai le papier et l'accrochai à une branche. Deux fois en deux jours, cela faisait beaucoup.
Aux alentours de vingt-trois heures, nous retournâmes au restaurant. Kensei était en pleine forme. C'était sûrement qu'il n'avait pas dansé comme moi la veille, durant des heures, perchée sur des talons de douze centimètres, sur une musique électronique hurlante au rythme lourd et assommant... Et évitant autant que possible qu'un Sven complètement ivre ne me lance au plafond de la discothèque.
Nous nous installâmes à la fenêtre, nous gardant à chacun une moitié du carreau.
« Là, il y a le Cygne et là-bas Andromède, tu vois ?
— Tu reconnaîs les constellations ? m'étonnai-je. Je ne sais repérer que la Grande Ourse !
Kensei m'adressa un sourire franc.
— C'est déjà ça. Ton point de repère, ça doit être Polaris. Je t'apprendrai si tu veux, ma proto-étoile.
— Ta quoi ?
— C'est une étoile en cours de formation. Tu changes, tu grandis.
D'humeur joueuse, je me balançai à son cou. Après tout, j'étais passée du stade de Clé-à-molette à celui de future étoile.
— Donc je ne suis pas encore une étoile.
— Non. Mais tu en deviens une.
— Je serai une étoile en plus d'être la lune ? C'est beaucoup à la fois.
— Tu en as les capacités ».
Mon portable vibra, j'ouvris le clapet sans inquiétude. C'était un message de Tomo qui me souhaitait la bonne année avec une ribambelle d'émoticônes en forme de cœurs. Il ajoutait que ma présence lui manquait.
Kensei devint blanc, puis rouge, presque violet. Il frôla la congestion nerveuse. Je reculai par précaution, tandis qu'il poussait un chapelet de jurons que je ne pus tous comprendre.
« Encore dans le coup, celui-là ?
Je secouai la tête dans tous les sens mais Kensei était lancé. Dans ces yeux, je lus : D'abord Reizo et ensuite qui ? Le prétendu cousin de Shizue ? Je le regardai droit dans les yeux :
— Il ne s'est rien passé et ne se passera jamais rien. Je l'ai rencontré avant de te connaître. Je ne le fréquente pas beaucoup, seulement quand il racole alors que je suis sur le chemin de ma résidence tard le soir. J'ai bu quelques verres dans son bar pour lui parler de mes problèmes mais la plupart du temps, on ne fait que se saluer.
— C'était quand la dernière fois ?
— J'ai bu un jus de fruits avec lui avant que tu ne refasses ton apparition.
Après maintes explications, Kensei se calma enfin. Je pensais que l'orage était passé mais soudain sa voix se brisa comme un miroir qui vole en éclats :
— Eh bien moi, quand je t'ai rencontrée, j'ai eu l'impression que quelque chose s'était glissé par une fissure. Ça a comblé un trou noir. Il existait, il était là, depuis toujours. Mais t'y a un foutu une bonne tonne de mortier lumineux. Il tourna la tête pour ne pas me regarder. Tu dois trouver ça idiot.
Je fis non de la tête. Un peu hésitant, il reprit :
— Quand tu t'es retirée, je suis redevenu aveugle. C'est comme si mes yeux s'étaient habitués à ta lueur et ne pouvaient plus s'en passer. Ma lumière, comment te dire, c'est juste une loupiotte pour survivre. Toi, tu t'es ramenée avec ta grosse lampe torche et t'as éclairé mon chemin comme des feux de route. Je suis bon conducteur mais je ne peux pas conduire dans le noir avec des feux de position !
Je déglutis, émue. Il utilisait ses propres mots mais me les offrir de cette façon démontrait à quel point ils étaient vrais.
— Je ne sais plus comment me faire pardonner, Kensei. Je suis trop reconnaissante que nous nous soyons retrouvés pour repenser au passé.
Kensei soupira :
— Ce qui est difficile, c'est que je ne te fais plus confiance. Mais quand tu n'es pas là... Rien ne tourne de la même façon. Ce sentiment est plus présent qu'avant. Alors sois compréhensive ».
Encore Je t'aime masqué. Des fioritures à la japonaise dans lesquelles je passais maître, puisque j'éprouvais tant de mal moi-même à exprimer ce que je ressentais...
Je me sentis dépouillée de mes arguments. Ruminant à haute voix, Kensei avait adopté un air farouche. Toutefois, il ne débuterait pas l'année en allant rendre visite à un club d'hosts pour y mettre la pagaille. À ces constatations, je soufflai, rassurée.
Tout à coup, Kensei tressauta comme pour s'échauffer et déclara, déterminé : « Je reviens dans une heure ! ».
Je le retins, effleurai son épaule d'un baiser et remontai à son cou. À mon grand étonnement, il rendit rapidement les armes. Subtilement, je le guidai vers le futon, m'allongeai sur lui, calai ma joue contre son torse et ne bougeai plus. Kensei avait le nez dans mes cheveux, à l'odeur entêtante de crème brûlée qui lui ouvrait le cœur et le faisait tambouriner.
Je croisai ses yeux taquins, plein de désir amoureux. Il releva le menton en souriant, amusé : « Je t'ai eue. Tu me prends toujours pour une bête sauvage, on dirait. Ce type, j'en ai rien à faire. J'ai changé, Lucie. Tu n'imagines pas à quel point ».
Irritée, ahurie et heureuse, je lui donnai un coup de tête et hilare, il me fit dégringoler du futon.
Après que j'eus pris une douche rapide, Kensei s'éclipsa à son tour. Toute la maisonnée à part nous dormait à poings fermés. Je remarquai sous le bureau une caisse en métal d'un vert passé et recouverte d'autocollants d'enfants. Elle était un peu ouverte et laissait entrevoir de nombreux outils : mètre à ruban, pince multiprise, marteau, tournevis, clés, etc. Je m'accroupis et l'ouvris davantage. J'y découvris différents étages, avec encore plus d'outils que la caisse ne permettait de le deviner, tous entretenus bien qu'usés. Il y avait également une photo de nous deux, quelques pièces de Lego et... Un sachet transparent contenant des pilules. Avant que j'aie pu le saisir pour voir s'il y avait une étiquette, j'entendis des bruits de pas résonner dans le couloir. Je refermai la caisse, laissant juste l'espace initial entrouvert et retournai sous le drap.
Merci de votre lecture ! (o^ ^o)/
J'attends des lecteurs/lectrices au tournant sur ce chapitre. Je vous énerve, hein ? 😏
→ ★
VOUS LISEZ
Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeurs
Fiksi UmumLucie est isolée. Privée de Kensei et de ses camarades de Nintaï, ses seuls compagnons sont désormais ses amis de l'Université. Mais peuvent-ils combler le vide qui grandit en elle ? Alors que son rêve se mue lentement en cauchemar, elle n'entrevoit...