48. De l'écarlate dans du rose

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Kensei s'immobilisa. Je franchis les derniers mètres sous son regard qui sous-entendait : en retard de deux minutes et trente-six secondes ! Suite à cette journée de rentrée à Nintaï, nous nous étions donné rendez-vous pour nous promener dans le parc Kemasakuranomiya, au milieu de milliers de cerisiers en fleurs.

Nous parlâmes de tout, sauf de la rentrée, ce dont je m'étonnai. Au lieu de ça, Kensei me demanda gravement ce que j'attendais d'un homme. A mon avis, cette discussion s'annonçait saugrenue, sérieuse et surtout, extrêmement rebutante. À croire que nos dernières conversations l'avaient travaillé.

« Mes attentes pour un homme ? Il devrait être en mesure de raccorder les téléviseurs et ordinateurs, conduire un véhicule en douceur, monter des meubles, chasser toutes sortes d'insectes et tenir l'alcool mieux que moi !

— Tu le fais exprès ? Et tes discours sur le féminisme ? releva Kensei en m'ébouriffant les cheveux.

— Ils ne contredisent pas mes envies.

— Et te traiter comme une princesse ? Ce n'est pas ce que tu souhaites ?

— Je n'en attends pas autant de ta part, dis-je en me recoiffant rapidement.

— Bon, d'accord. Je me posais juste la question.

— C'est bien que tu ne sois plus lycéen.

La mâchoire de Kensei se contracta.

— Pourquoi ? Ça te dérangeait, avant ? T'avais honte ? 

Je venais de commettre une belle bourde et répondis précipitamment par la négative. Il secoua une branche d'arbre et une nuée de pétales de fleurs me masquèrent la vue. 

— Qui occupe le toit de gauche, maintenant que les cinquièmes années de l'an passé sont partis ?

— Ichiro, grimaça-t-il. Après tout, il est en cinquième année. D'ailleurs, on va au Black Stone ce soir... Pour mettre les choses à plat par rapport aux réorganisations de la rentrée. Je passe te chercher devant chez toi à vingt heures, si ça te va.

— Ça marche. Vous allez vous battre à nouveau contre eux ?

— Bien-sûr que non.

— Vous ferez peut-être la paix, alors ?

— Tu crois vraiment que je vais lui offrir une bière après avoir failli lui arracher la tête sur le terrain vague ? ».

Des cuites magistrales, des histoires drôles, du rock formidable, des altercations, des danses endiablées, des conversations profondes, des folies de table, des concerts détonants, des défis relevés, des peines noyées dans la bière, des spots aveuglants, de l'alcool, beaucoup d'alcool, peut-être un peu trop, des rencontres, de vrais amis, des déhanchements, de la vie. Voilà à mes yeux ce à quoi rimait le Black Stone.

À mon arrivée, le barman qui essuyait des verres à l'aide d'une serviette m'accueillit avec un grand « Ah ! Voilà ma bonne étoile ! Je vais déverrouiller le tiroir-caisse ! » Il me servit en me demandant comme s'était déroulée la rentrée. Le coup des préservatifs transformés en bombes à eau le fit beaucoup rire.

Mon sourire s'évanouit lorsque je m'assis à la place que Kensei m'avait réservée à côté de lui. La table de la faction était très agitée. Minoru avait eu raison : la rentrée commençait sur les chapeaux de roue. Pendant que Takeo préparait ses velléités répressives à l'encontre de ses opposants, Ichiro semblait animé par de nouveaux desseins. Désormais en cinquième année, celui-ci aspirait à devenir le maître de Nintaï. Me revint en mémoire son visage allongé à la peau crevassée encadrée de cheveux platine. Tous ses traits tombaient : sourcils, yeux, nez, joues, sans parler de sa bouche déformée par des opérations ratées sur son bec de lièvre. Rien n'allait chez Ichiro, si ce n'était que son petit jeu avait fonctionné à merveille.

Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant