La lumière était crue. Cruelle pour mes yeux gonflés de fatigue. Je posai mon stylo et ramenai les coudes sur mon bureau. Quelle horreur, ce devoir de droit !
Mon portable vibra. C'était Minoru. Il m'appelait ou m'envoyait un message au moins une fois par jour.
« J'te préviens : ma mère a fait des tonnes de Ningyoyaki* ce week-end et ça ne colle pas avec mon régime de sportif.
— Tu suis un régime, maintenant ?
— Pas que je sache ! T'as intérêt à en boulotter quand on se reverra ! Faut que tu reprennes des forces !
— J'en mangerai un peu. Merci.
— T'as intérêt ! Avec tout ce qu'elle a fait, y'a de quoi nourrir Nintaï ! J'te laisse, faut que j'aille faire un footing ! »
Et moi, je devais revoir le plan de mon devoir, de même que ma stratégie concernant Reizo.
À cette pensée, mes oreilles se mirent à bourdonner. Le 23 novembre était la Fête du travail, Kinrô Kansha. Reizo m'avait demandé – ou plutôt ordonné de venir chez lui. Il s'était tenu loin de moi depuis ma rupture avec Kensei. Qu'il me rappelle à présent, des semaines après, n'augurait rien de bon.
J'avais accepté, me répétant en boucle la scène de la monumentale gifle que je ne manquerai pas de lui asséner. Je repartirai aussitôt en courant à toutes jambes.
Je devrais peut-être demander à Minoru de m'accompagner, comme il l'avait fait avec Naomi. Non, c'était une mauvaise idée. Reizo me le ferait payer.
Réexaminer encore le plan, pour la sixième fois. Je voulais que ce soit parfait. Je rabaissai d'un geste la lampe au bout flexible et me remis au travail.
Trois heures plus tard, j'avais terminé mon devoir et n'avais plus aucune excuse pour ne pas aller régler ce qui devait l'être. Encore une canette de bière pour gonfler mon courage et ce serait bon... Une fois en main, je la reposai dans le réfrigérateur. Je devais être en mesure de m'enfuir.
Dehors, le vent était fort et l'atmosphère fraîche. Je me pelotonnai dans mon manteau. Dans la rue, tout le monde affichait sur le visage comme une sorte de détermination. Un but à accomplir : rentrer chez soi, clôturer un dossier, être à l'heure à un rendez-vous. J'en profitais pour observer à la dérobée la gent masculine et ne découvrais d'originalité nulle part. De la masse d'hommes et de femmes Français, il existait nombre de sujets difficiles ou étranges, comme partout ailleurs. Mais au Japon, je trouvais beaucoup de choses à redire sur les hommes.
Tout d'abord, ils arboraient quasiment tous le même style vestimentaire et ce, par catégorie. Les jeunes portaient les mêmes marques et les mêmes coiffures et chez les hommes mûrs, pas un seul salaryman n'échappait au complet chemise-cravate. Tous étaient minces et hormis les lascars avec lesquels je traînais et les vendeurs-crieurs de rues, les hommes nippons étaient – ou du moins paraissaient – terriblement timides.
Enfin, j'avais repéré la catégorie des « herbivores », des hommes peu intéressés par le sexe. Ils aimaient prendre énormément soin d'eux et s'occuper exclusivement de leur travail et de leurs loisirs. À l'opposé, on appelait « carnivores » les femmes n'hésitant pas à flirter pour se dégoter un homme. Leur recherche était si intense que des hommes les trouvaient agressives.
Certains « herbivores » se rangeaient dans la famille des wotas. Ces derniers, lassés ou effrayés par les femmes, vénéraient les idols féminines telles que les AKB48 et les héroïnes de manga. Ils collectionnaient les objets dérivés représentant leur chanteuse favorite et faisaient la queue des heures pour leur serrer la main. En réalité, ce qu'étaient capables de faire ces hommes-là dépassait le stade d'admirateur.
Après tout, peu importait. L'originalité était ce que je côtoyais au moins cinq après-midi par semaine.
Malgré tout, il me semblait que le phénomène de « féminisation » des hommes Japonais était lié à l'économie du pays. Aux alentours des années quatre-vingt-dix, la masculinité des Japonais s'était attachée à la sphère de l'entreprise. Jusque dans les années soixante-dix, le statut de salaryman était mal considéré car ils étaient issus de la classe ouvrière, ne possédaient pas de propriété et percevaient un salaire déterminé par l'entreprise. Cependant au fil des années, le niveau éducatif avait augmenté de façon exponentielle en corrélation avec les résultats du « miracle économique japonais » de l'après-guerre.
Dès lors, les entreprises avaient commencé à axer le salaire en fonction non plus uniquement de l'ancienneté mais aussi des compétences de l'individu – bien que l'ancienneté demeure le critère prépondérant. Ensuite, l'image du salaryman laborieux, assidu et entrant dans le rang s'était démocratisée à travers les médias de masse. Son rôle était clairement défini : travailler avec acharnement et apporter de l'argent au foyer. De son côté, la femme devait s'occuper du ménage et élever les enfants, des tâches dont l'homme s'exonérait pour consacrer le plus de temps possible à l'entreprise.
Il arrivait qu'il soit demandé au salaryman de partir travailler dans une autre ville ou dans un autre pays pour des missions temporaires. Ces déplacements s'effectuaient souvent sans se faire accompagner de l'épouse et des enfants. En effet, ces derniers auraient dû étudier dans une langue étrangère – ce qui aurait requis une adaptation – et une fois retournés au Japon, ils auraient eu des difficultés à reprendre le niveau scolaire japonais et à se mêler à leurs camarades. N'envoyer qu'un seul individu hors du foyer coûtait également moins cher à l'entreprise en termes de compensation. Souvent, il résultait de ces déplacements de l'anxiété, une hausse de la consommation d'alcool et des affaires extra-conjugales.
Les enfants et mêmes les contemporains de ces salarymen étaient des cadres supérieurs dont la fonction était de servir l'entreprise, nouveau « père » historiquement hérité du rôle social de l'empereur. Le manager prenait soin des travailleurs, organisait leur travail, était à l'écoute de leurs besoins et les motivait. Il dédiait son temps à la bonne conduite des relations humaines au sein de l'entreprise, en gardant toujours en tête la nécessité de maintenir une harmonie de groupe. C'était peut-être pour ces raisons que les Occidentaux trouvaient parfois que les hommes Japonais étaient féminisés. Au final, afin de retrouver leur virilité vis-à-vis de la société, ces salarymen payaient des hôtesses à la sortie du travail.
*Pâtisseries en forme de visages expressifs remplie d'anko (une pâte de haricot).
(✧∀✧)/ Merci de votre lecture !
... Et bonne année ! 🎉✨🎊
Pour la peine, 2 autres chapitres suivent celui-ci ⭐🐙
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Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeurs
Narrativa generaleLucie est isolée. Privée de Kensei et de ses camarades de Nintaï, ses seuls compagnons sont désormais ses amis de l'Université. Mais peuvent-ils combler le vide qui grandit en elle ? Alors que son rêve se mue lentement en cauchemar, elle n'entrevoit...