51. Ce qu'il est difficile d'exprimer

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[Narration : Kensei]

Ma respiration se fit saccadée, heurtée. La salive me manqua. Un tambour cogna à mes tempes. Tout tourna, perdit du relief, des couleurs et de la netteté.

Étouffant de douleur, je me tordis sur le sol. Pour enrayer les hurlements, je fichai mon poing dans la bouche.

J'eus la sensation que mon dos était en flammes. La cicatrice issue de la balafre en était le foyer.

*

[Narration : Lucie]

Nous marchions à pas lents. Minoru respectait mon rythme ; je m'attardais sur le moindre détail, la moindre ramure sortant du commun. Il me suivait, tandis que je photographiais les cerisiers qui ne faisaient pas de discriminations entre les fleurs qu'ils produisaient : rose foncé, blanc éclatant, rose clair, blanc craie. Dans le silence, éloignés des allées surpeuplées de photographes et de familles, Minoru m'avait retrouvée après son jogging. Il m'aidait maintenant à repérer les plus beaux pigments. Chemin faisant nous soulevions des tapis de pétales sous nos pas.

« Merci de ta compagnie, Minoru ! Avec toi, on a envie de refaire le monde : le dépeindre, le peindre, le repeindre ».

Ses grands yeux se plissèrent de malice sous la visière de sa casquette de baseball. J'avais longtemps cru que le sport national était le sumo mais l'occupation américaine et sa culture étaient passées par là.

Nous déambulâmes pendant une demi-heure dans le parc où des panneaux avaient été plantés pour indiquer le chemin vers les arbres les plus majestueux. Au milieu des cerisiers en fleur, Minoru s'arrêta soudain : 

« Encore un panneau ! Nan mais ça veut dire quoi, ça ? Clé-à-molette, j'veux pas être téléguidé. Je n'ai pas besoin que mon parcours soit fléché pour admirer les cerisiers ! 

Son regard s'assombrit : 

— Je veux juste un but. Pas besoin de décider pour moi. Non, pas besoin de décider pour moi, répéta-t-il.

J'éteignis et rangeai mon appareil photo dans sa sacoche. Alertée par son ton de détresse, je m'approchai de lui :

— Qu'est-ce que tu as ?

— Je ne veux pas qu'on me standardise. Je veux m'exprimer !

Ses traits s'agitèrent. Je crus un instant qu'il allait se mettre à pleurer.

— Tu peux le faire devant moi, ça ne me dérange pas.

— Vraiment ? 

Je hochai la tête. L'instant d'après, Minoru me serra dans ses bras. Son menton posé sur le sommet de mon crâne, immobile, il ne dit plus rien. Quelque chose de très profond était sorti de lui, j'en étais émue.

— Tu devrais pleurer plus souvent. Je te sens tendu, ça te détresserait... Pleurer est bon pour la santé : ça aide à faire sortir les bactéries et renforce ton immunité.

— Un homme ne pleure pas, objecta Minoru pendant qu'une de ses larmes s'écrasait dans l'herbe. 

— Pardon, j'avais oublié ».

Nous nous assîmes sous un arbre du parc. La brise d'avril faisait voler des pétales de fleurs autour de nous. J'étais déboussolée par l'élan d'affection de Minoru. Il m'avait déjà enlacée dans le secrétariat et même si au fond cela ne me dérangeait pas, je ne voulais pas que ce genre de situation devienne une habitude.

« Tu sais, commençai-je en ramenant mes genoux contre moi, ce que j'ai tout de suite aimé dans votre bande était le fait que vous ne vous pétrifiiez pas à l'idée de vous exprimer ouvertement. Vous avez tellement l'habitude de sortir de vos gonds que ça vous rend plus humains. Mais m'enlacer, c'est plus compli...

Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant