4. Sourires gravés

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Minoru avait dit vrai. Les troisièmes années m'avaient accueillie sur le toit. Ils ne s'étaient pas excusés mais je m'en moquais. Je leur étais bien trop reconnaissante de m'accorder une nouvelle chance. 

En attendant, je devais me lever, faire des courses. Minoru m'avait fait la leçon pendant près d'une heure : je n'avais plus rien à manger, ni dans mes placard, ni sur mon corps rachitique.

Malgré cette petite victoire, ma conscience étouffait sous l'étreinte de remords. Plus qu'un énorme gâchis, j'avais rejeté en bloc l'occasion d'être heureuse. J'étais jeune, je le savais mais j'avais rencontré celui aux côtés de qui j'aurai pu m'endormir chaque soir et me réveiller chaque matin sans jamais m'en lasser.

Pour la première fois et bien que Minoru soit revenu, j'avais songé tout arrêter. Mon amour pour Kensei était le plus bel axiome de ma vie et je l'avais gaspillé. Sans le vouloir, Sven avait enfoncé le clou en décrétant que je devais laisser Kensei s'en aller de mon cœur et de mon esprit pour que de meilleures choses m'arrivent et réparent les dégâts. Il était persuadé qu'il avait raison mais tout en moi criait le contraire.

Lorsque je rentrais le soir à l'appartement, éreintée de mes journées, je mangeais seule, étudiais seule, regardais la télévision seule. J'étais désespérément seule. Cette réalité était pire quand je me couchais.

J'escomptais que ce ne fusse qu'un cauchemar.

Un terrifiant cauchemar mais un cauchemar seulement.

Shizue parlait de traumatisme et peut-être avait-elle raison. Dans mon inconscient venant hanter mes rêves, j'avais de nouveau six, onze, quinze ans et mes parents étaient absents pour me consoler. Ils étaient encore moins là pour m'aimer. J'aurais eu seulement besoin d'un baiser sur le front ou d'un mot attentionné pour sécher mes larmes mais tout le monde était de sortie, buvait du champagne en dénonçant le cours de la bourse et en se tapant dans le dos. De sa chambre, Amandine avait fait le mur et était partie danser, boire et fumer avec ses amis dans une boîte huppée.

Kensei ne m'enlaçait pas, je ne pouvais plus me blottir contre son torse chaud, contre sa peau épaisse qui encaissait tant de coups. Je m'éveillais en suffoquant, tout le côté gauche engourdi et compressé comme si quelqu'un s'était assis dessus. Je me relevais, regardais par la fenêtre de ma chambre en essayant de trouver les étoiles cachées par les toits, les feuilles des arbres et les fils électriques. J'en comptais quelques-unes, puis me recouchais, les yeux ouverts.

C'est ce qui arrive, quand on a trop de bonheur autour de soi : on cherche les problèmes puis on dénigre tout. Ensuite, quand on se remémore le passé, les mauvais souvenirs sont ceux qui apparaissent les premiers, en relief. Je me plaignais d'être malheureuse. Oui, j'étais malheureuse. Lorsqu'on est malheureux, on ne pense pas que d'autres personnes puissent l'être aussi. On songe encore moins aux situations pires que celles que l'on vit. Notre douleur seule compte. Parce que ce qui nous déplaît ou nous manque crée un grand vide en nous. Ce vide exerçait sur moi une pression insupportable. Jamais je n'avais sérieusement envisagé cette situation. La vérité me pendait au nez et avait fini par me rattraper. Elle était tombée telle un couperet : Kensei était parti.

Ma seule ancre après ma sœur s'était détachée.

Je voyais défiler les minutes, les heures, les demi-journées, les nuits en pensant à Kensei, en me broyant les côtes, en serrant fort mes bras contre ma poitrine, pour que mon cœur cesse de hurler comme une âme qui ne parvient pas à monter au ciel.

Etait-ce un chagrin d'amour ? J'appelais cela une asphyxie, une déliquescence, l'oubli de soi. On n'était plus rien. On n'existait plus. Il n'y avait que de la douleur, un panorama de douleur, à perte de vue de la douleur, de la douleur, encore de la douleur et de la moisissure.

*

Je reçus un énième message d'Amandine : « Tu peux aimer, tu peux être aimée, tu peux aimer être aimée mais crois-moi, tu n'as pas besoin d'être aimée. Une fois que tu as compris ça, tout devient plus facile. Je pensais que tu t'en étais déjà rendu compte ».

Après avoir relus son texte maintes fois, je pris une douche, me lavai les cheveux, les séchai, les démêlai à coups de peigne imprécis et enfilai un gros pull roulé et un pantalon en velours que je serrai au maximum tant il était devenu large. Je ne me maquillai pas, pas pour faire les courses. Néanmoins, pour la première fois depuis longtemps, j'étais consciente de chacun de mes gestes.

Mes pas dépassèrent mon quartier, pour aller plus loin, beaucoup plus loin ; j'avais envie de marcher, de sentir mon corps fonctionner. Je poussai la porte d'un konbini* inconnu et tournai quelques minutes dans le magasin.

Sous les néons surpuissants, je triturai une nouvelle découverte : une tartelette au kiri. Ça avait l'air répugnant.

Derrière moi, quelqu'un toussota. Je reposai la tartelette dans le bac et m'effaçai pour laisser la place. La personne tapota mon épaule en se raclant la gorge. J'eus un mouvement de surprise.

Le Vieux me faisait face.

Il portait si bien son surnom... Sous l'éclairage cru, il paraissait plus âgé que sous les diodes jaunes du garage. Il était habillé très simplement, avec des vêtements en laine de couleur sombre. Le Vieux avait le teint sans éclat, cireux comme une bougie qui aurait pris la poussière. Son front surplombé de son bandana rouge était raviné de rides profondes et sa peau se révélait rudement endommagée par le temps qui use toute chose. 

Nous nous saluâmes avec gravité et échangeâmes quelques politesses. Sa prononciation était grasseyante. Elle correspondait à son allure de vieux reître.

Je ne savais que faire, que dire, comment me comporter : m'éclipser, discuter ?

Le Vieux prit les devant et attaqua le vif du sujet.

« Quelques fois, vous devez sourire et marcher droit, à retenir vos larmes et prétendre que tout va bien.

— Savez-vous où se trouve Kensei ?

— Non, répondit-il de sa voix éraillée.

Avoir énoncé son nom m'avait glacée. Le Vieux gratta une de ses oreilles en chou-fleur et continua de me scruter.

— Regarde-moi, petite. Je suis vieux. Ma vie ne durera plus très longtemps. Je riais et je rêvais d'atteindre la satiété. Maintenant, mon visage est plein de rides.

Rides, des sourires gravés.**

Le Vieux leva un sourcil bienveillant. Il choisit une pomme sous plastique dans un bac et la tourna entre ses mains. Ses paumes avaient une couleur légèrement colophanée qui rappelait celle du fruit. Il reposa le fruit, laissa son panier au sol et pivota vers moi.

— Vous êtes aussi stupides l'un que l'autre » rouscailla-t-il avant de sortir du konbini, sans son panier.

Je le vis disparaître derrière la porte, de sa démarche fière. 

Pour que le Vieux me parle ainsi, la blessure que j'avais infligée à Kensei devait être atroce : il était cocu, la risée de Nintaï, pour de vrai. Je devais me rendre à l'évidence. S'il revenait, il n'accepterait nulle pitié ou compassion de la part de ses amis. En même temps, il serait démoli sous les sarcasmes de ses ennemis.

Son regard dans le vestiaire, c'était de bonne guerre que je l'avais subi mais son empreinte persistait comme celle d'un fer rouge sur mon front. Je retournai la tête vers la porte vitrée du magasin : à l'extérieur, il s'était mis à pleuvoir des trombes d'eau.

Derrière moi, on grogna de nouveau : c'était l'employé qui me morigénait d'avoir abandonné par terre un panier plein.

*Magasin alimentaire ou droguerie ouvert 24h/24 et 7j/7.

**Jules Renard, écrivain français (1864-1910).

(*・ω・)ノ

Merci de votre lecture !

Petit extra : vous parlez un peu anglais et vous êtes intéressés par les yakuzas ?

Cadeau : https://www.youtube.com/watch?v=JVmt80EXNGI (I Spent a Day with a REAL Ex-Yakuza Member in Japan).

Enjoy! 🙈

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Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant