64. Le début des bêtises

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Le lendemain à midi, j'attendis cachée derrière une voiture que Minoru apparaisse aux grilles de Nintaï. Kensei l'avait devancé et grillait tranquillement une cigarette en compagnie de Mika. La simple idée de lui mentir pour aller dans un quartier mal famé me provoqua un raté au cœur. Mais j'étais décidée.

Finalement la longue silhouette de Minoru se découpa de la masse des étudiants qui sortaient de l'établissement. Il me repéra grâce au message que je lui avais envoyé et nous nous éloignâmes discrètement.

Avant d'atteindre le quartier Nishinari, nous prîmes la ligne de métro Midosuji pour descendre à la station Doubutsuen-mae qui menait au quartier Shinsekai, calme et vide en pleine journée. Nous y dévorâmes, en guise de repas de midi, des pains au melon achetés au konbini du coin et des brioches à la vapeur fourrées à la viande.

Minoru et moi n'étions que trop habitués à l'atmosphère ambiante : voyante, tapageuse, plus sale qu'ailleurs, avec beaucoup de petits hôtels d'affaires et d'établissement destinés aux offres d'emplois journaliers. A mes yeux, le quartier Shinsekai n'était pas dangereux, juste triste. A moitié endormis, quelques sans-abris étaient assis dans l'ombre des petits commerces et des poubelles. En dépit de son charme désuet, le quartier révélait ce que le reste du Japon tentait de cacher, à commencer par la misère économique et sociale.

En prenant la peine de s'éloigner des beaux quartiers, l'apparente homogénéité de la classe moyenne se fissurait. Sous le vernis du Japon riche, se révélait la décrépitude d'immeubles vestiges d'une période révolue de croissance économique florissante. Autour des bâtiments vieux de parfois plus d'un demi-siècle, des maisons modestes en bois réparées à coups de tôle et de bâches en plastique faisaient du quartier traditionnel où vivait Kensei une zone de luxe.

Dans les années 1900, durant la période prospère du Japon, Shinsekai avait été un quartier de divertissement animé et glamour, sur le modèle de New York et de Paris. La Tour Tsutenkaku, la plus haute d'Asie à l'époque, avait incarné cette période assoiffée de modernité. La Seconde Guerre mondiale était passée par là et les bombardements avaient détruit le quartier qui n'avait jamais retrouvé sa gloire d'antan. Pendant un long moment prisé par les yakuzas, Shinsekai avait vu la pauvreté s'installer dans ses rues.

L'air soucieux, Minoru marchait d'un bon pas. Il estimait qu'il valait mieux arriver dans le quartier Nishinari à pied que par la sortie du métro.

Creuser la question n'était pas une bonne idée et pourtant, je ne pus m'en empêcher de la poser.

« Pour quelle raison tu aides Ryôta ?

Il jeta sa cigarette consumée dans un caniveau et répondit laconiquement.

— C'est comme ça, c'est mon pote. On a commencé à fumer ensemble... Être dans la même galère, ça créait des liens.

— Vous êtes partenaires ?

Il se tourna vers moi.

— Partenaires ? Nan. J'te l'ai dit, moi je me contente de peu dans la vie. Ryôta moins. Mais il a son frère pour le remettre sur les clous s'il va trop loin. J't'assure, y'a pas de partenaires qui tienne.

— Entre fumer et vendre, à ton rythme, il n'y a qu'un pas.

— On n'est pas partenaires ! Je ne serai pas tout le temps comme ça, Clé-à-molette. Je le sais, au fond de moi, murmura-t-il. Fais-moi confiance. Et puis, les partenaires, ils se trahissent, se vendent, se séparent. Pas des amis.

— Je vois... dis-je un peu rassurée. 

Je m'éclaircis la voix : 

— Dis, les baskets je veux bien mais pourquoi avoir exigé que je porte un jean large et un pull ? Je meurs de chaud ! Nishinari est un quartier si difficile que tu le prétends ?

Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant