19. Les premiers flocons

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[Narration : Lucie]

Yoshi était amoureux fou de Shizue et apparemment, je lui avais donné un déclic.

« Avant, je ne recherchais pas de copine, m'avait-il confié. Comme plein de mecs, je trouvais que ça demandais beaucoup d'efforts, de temps et de sacrifices. Mais t'entendre parler de Kensei quand Sven n'était pas là, ça m'a donné envie. Je me suis rendu compte que Shizue n'était pas aussi exigeante que je le pensais et qu'elle était... Pleine de qualités. Je suis tombé amoureux d'elle sans le réaliser. »

Il ne se sentait pas encore prêt à le lui avouer mais préférais mettre au courant le reste du groupe pour éviter les situations embarrassantes. J'étais estomaquée.

Alors, depuis tout ce temps, derrière ses lunettes rectangulaires, Maître Yoda rêvait en silence de notre amie commune. Sa passion était telle qu'il s'était mis à la dessiner sous tous les angles. Il profitait des moments passés à la bibliothèque pour crayonner ses traits, de gros ouvrages dressés à la verticale devant ses feuilles à carreaux. Yoshi me montra son calepin à moitié rempli. Bien que sa frénésie m'effraie, il fallait reconnaître qu'il avait un incroyable coup de crayon. Ses dessins étaient sublimes et d'un réalisme saisissant. On y retrouvait le visage rond de Shizue, aux joues pleines et rebondies et aux lignes qui lui donnaient de la douceur.

N'importe quelle femme aurait pu être ravie d'être devenue la muse d'un talentueux artiste de l'ombre... Et dans l'ombre, Yoshi souhaitait demeurer en attendant d'avoir accumulé suffisamment de courage pour déclarer sa flamme. Le fait que Shizue sorte avec Jotaro ne l'avait en rien essoufflé. Il attendrait jusqu'à ce que survienne le bon moment.

Je n'osais pas contrer son élan pour lui rappeler que Shizue était mordue de Jotaro. Après avoir mis une tape amicale sur l'épaule de Yoshi, je lui dis de continuer de croire en ses sentiments.

*

[Narration : Kensei]

Le vent cruel soulevait les bâches bleues et grises. D'un geste vigoureux, le Vieux abaissa le rideau en métal dans un bruit strident et pendant quelques instants, le garage fut plongé dans l'obscurité. J'entendis des pas sur le côté : il alluma les interrupteurs et enfila un pull par-dessus sa salopette. Le garage était glacial.

« Ça avance, la SR400 ?

Je lorgnai la Yamaha monocylindre déposée la veille et à laquelle je n'avais pas touché. Alors la SR400...

Il était déjà vingt-et-une heures. Ça faisait dix minutes que je me frappais le crâne avec les poings.

Le Vieux éteignit le poste-radio et soupira.

— À force de te ronger les os, tu vas bouffer ta moelle !

— Je me demandais pourquoi, dans le vestiaire, je n'avais mis Reizo en pièces !

Le Vieux prit un air soucieux. Les pattes d'oie aux coins de ses yeux sombres s'étirèrent.

— Y'aura toujours des nazes et des pourritures contre qui tu perdras. Certaines personnes sont juste de la merde, peu importe à quel point tu voudrais qu'elles ne le soient pas. Elles le sont et rien de ce que tu diras ou feras ne changera ça. En attendant, on n'a pas le temps de se poser de questions inutiles quand on agit. Si tu ne fais rien, t'en auras du temps pour cogiter ! En attendant, tu fais quoi de constructif ?

— Tu sais que je ne reste pas sans rien faire ! rétorquai-je.

— T'es au bout du rouleau ! Bien plus que moi ! J'ai un demi-siècle d'avance et plus de pages de calendrier derrière que devant ! Ressaisi-toi ! me houspilla-t-il de sa voix éraillée. À ton âge, j'avais une minette par semaine !

Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant