38. Quand Juro revient, les nintaïens dansent

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J'avalai un antidouleur et replongeai le nez dans des dossiers, au milieu des bip du téléphone, des clac des touches du clavier, des clic de la souris, des crac du photocopieur et des bugs de l'ordinateur si je le brusquais un peu trop.

Tout à coup, la cour centrale de Nintaï s'anima.

Il y résonna des bruits de moteurs débridés et de pétarades. S'en suivirent des cavalcades dans les couloirs, l'ameutement d'une foule à l'extérieur, des sifflets et de cris excités. Je me levai du fauteuil du secrétariat pour relever le rideau et les stores de la fenêtre.

Je reçus en même temps un appel affolé de Kensei sur mon portable : « C'est Juro ! Ils sont nombreux, ne sors pas ! C'est une descente ! Reste où t'es ! ». Il raccrocha.

La consigne était claire mais je tentai d'ouvrir en grand les stores coulissants pour avoir une meilleure idée de la situation. Cassés, ils occultaient partiellement ma vision. Je parvins à distinguer une masse de motards en tenue de combat mêlée à celle des uniformes noirs des nintaïens.

Dans la cour, la bagarre venait de commencer. Les motards semblaient faire partie d'un gang ; ils ne portaient pas de casques mais des bottes, des foulards, des brassards et des drapeaux à l'arrière de leurs motos comme ceux des bôsôzoku. Peut-être en étaient-ils. Je me souvenais que Juro fréquentait un gang à l'extérieur de l'établissement avant de se faire exclure de Nintaï... Mais dire que les bôsôzoku étaient dangereux était un euphémisme. Pour le peu qu'il restait de ces gangs au Japon, leurs membres démolissaient tout sur leur passage : ils insultaient les piétons, exécutaient des embardées dans la circulation, renversaient les poubelles et les panneaux de signalisation, commettaient des dégradations et harcelaient les autres usagers à coups de klaxons, battes de baseball, vrilles et rugissements de moteur.

Un projectile percuta la vitre du secrétariat. L'impact en brisa une partie, l'autre fut arrêtée par les volets. Je portai les mains à mon visage et les vis couvertes de sang.

Dans la précipitation, je verrouillai la porte, redescendis les stores, fermai les rideaux, assemblai des mouchoirs en-dessous de ma tempe gauche et attendis sous le bureau comme s'il s'agissait d'une alerte au tremblement de terre. La blessure, qui picota simplement au début, me fit bientôt un mal de chien.

Ma cage thoracique se soulevait à répétition comme si elle voulait sortir par ma bouche. Je tentai de contenir ma panique. En octobre, Juro nous avait pourtant annoncé, à Minoru et moi, qu'il ne se préoccupait plus de Nintaï. Avait-ce été une feinte pour préparer une descente par surprise ?

Mes pensées furent interrompues par un boucan de sirènes hurlantes arrivant devant les grilles de l'établissement. Des cris et des pas de course refluèrent dans les couloirs et les bruits sourds des motos s'éloignèrent. Une nouvelle fois, la police allait certainement faire chou blanc.

Le silence se fit. Quelques minutes passèrent et on toqua à la porte. J'ouvris, m'attendant à trouver des agents en uniforme mais ce furent les « Men in Grey » qui me firent face. Leurs figures étaient en sang et ils portaient Shôji. Mika retenait la nuque de son petit-frère et Kensei fermait la marche. Je m'écartai pour laisser passer le cortège et ils déposèrent Shôji sur le sol du secrétariat.

Je manquai de vomir. Le corps entier de Shôji était couvert de sang, des chevilles jusqu'à ses oreilles décollées.

Mika était penché sur lui, les traits horrifiés : « Merde ! Appelez l'infirmière ! Non, les urgences ! ».

Kensei s'exécuta aussitôt.

La tête détournée, je questionnai Tennoji du regard. Il m'entraîna vers le fond du secrétariat, non sans avoir jeté un œil à la vitre explosée et aux mouchoirs que je pressais sur ma tempe.

« Juro lui a latté la gueule. D'ailleurs il a mis Izuru, le deuxième année, dans le même état.

— Pourquoi ?

— Il s'est vengé d'avoir été leurré. Tu te souviens ?

Tennoji essuya du sang qui coulait de sa bouche avec le revers de sa veste grise. Parler semblait le faire souffrir, il se tenait la mâchoire.

— Oui. À l'époque, Izuru s'était plaint auprès de Juro qu'il n'arrivait pas à récupérer l'argent que Daiki devait à Fumito pour l'achat de sa fumette. C'est pour ça qu'en juin, Juro vous a tendu un guet-apens. Il a tenté de rétamer Daiki au nom de son alliance avec Izuru.

C'était à ce moment que j'étais tombée malade en m'engluant dans le fossé boueux.

— Izuru, je peux comprendre... Mais pourquoi est-ce que Juro s'en est aussi pris à Shôji ?

Tennoji crachota un peu de liquide vermeil et soupira :

— À cause de sa manie d'espionner tout le monde, Shôji s'est fait des ennemis, à commencer par Juro... À trop regarder par le trou de la serrure, on finit par se prendre la porte dans la gueule !

— C'est réglé ? Les vengeances de Juro sont terminées ?

Ouais, on peut dire ça. Il a eu tout ce qu'il voulait, répondit Tennoji, convaincu. Sauf le sommet de Nintaï mais ça...

Jotaro mit une tape sur l'épaule de son acolyte :

— Juro n'avait juste pas prévu qu'après la grosse baston, il écoperait d'une énorme cicatrice sur le front. Takeo a failli sauter de joie : elle était plus moche que la sienne ! crut-il bon d'ajouter en ajustant son serre-tête.

— Lucie ! s'écria Kensei, encore pantelant. Ton visage !

En deux pas, il fut sur moi :

— Je t'emmène à l'infirmerie.

— Vous vous êtes regardés ? C'est vous qui avez besoin d'y aller. Ma plaie est sûrement superficielle, marmonnai-je en me retenant de gémir.

À l'expression de Kensei, elle ne l'était pas. À ses côtés, Tennoji fronça ses sourcils arqués :

— Il ne t'aura fallu qu'un éclat. P'tite nature, va ! ».

Derrière nous, Shôji émit un très faible râle avant de s'immobiliser.

*

Le pronostic vital de Shôji n'était pas engagé. Soulagée de cette nouvelle, la blessure sous ma tempe me rappelait que je l'avais aussi échappé belle. L'infirmière avait vraiment fait du bon travail. À force de bagarres, son infirmerie était devenue l'hôpital local. De la plaie que je voyais cicatriser de jour en jour, il ne resterait qu'un trait de la longueur d'un annulaire, partant du haut de mon oreille vers ma mâchoire. Je me dis que c'était le karma qui me reprochait d'avoir été trop dure avec Kensei sur son histoire de mariage prématuré. Enfin, je pourrai toujours recouvrir la fine cicatrice avec mes cheveux ou du fond de teint. Rassuré, Kensei avait offert un thermos et du thé vert à l'infirmière. Celle-ci avait été si surprise qu'elle était demeurée bouche bée. Jamais aucun nintaïen ne l'avait remerciée de la sorte.

Durant la dizaine de jours qui suivirent la descente de Juro, je me forçai à réviser mon unique session d'examens. La langue japonaise me posait toujours problème dans une matière aussi technique que l'était le droit. Cependant, j'avais pris goût au droit japonais et aux matières annexes enseignées : politique, sociologie, pratiques commerciales... Cette sérénité, loin d'être piégeuse, renforçait davantage ma motivation à travailler. En outre, je révisais souvent avec Sven, qui si lui aussi était persévérant, frôlait l'excès. Il était rigide et sévère avec lui-même mais il donnait l'impulsion. Il n'appréciait pas qu'on lui vienne en aide mais aimait assister les autres. Son regard me donnait de la force et ses rares sourires allégeaient le poids de mes angoisses.

Dans ces conditions et en dépit du niveau de difficulté académique, je rendis sereinement les copies de mes examens finaux. Cette épreuve qui m'avait provoqué des sueurs froides tout au long de l'année était enfin derrière moi.

Situées dans la baie de Tokyo, Kamakura et Enoshima allaient pendant deux jours me permettre de décompresser des examens.



(^▽^) Merci de votre lecture !

Note: Le chapitre 3 de Fendôr est disponible ! :]

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Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant