40. Un laisser-aller de trop

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Les stores étaient tirés pour éviter que la pièce ne chauffe trop à cause des rayons de soleil. Pourtant dehors, il faisait encore froid. J'étais loin de mon week-end paradisiaque à Kamakura et Enoshima.

Derrière son bureau piqueté de brûlures de cigarette, le proviseur de Nintaï, me sondait du regard. En un an seulement, son front semblait avoir pris cinq rides supplémentaires. Je l'avais aperçu une fois sourire : c'était lorsqu'il avait, sans aucun scrupule, annoncé au personnel que l'établissement était sauvé : la famille de l'ancien comptable qui s'était suicidé sur la voie du métro, avait remboursé la dette de ce dernier. J'avais été saisie d'une puissante envie de sauter à la gorge du proviseur.

Le dos bien droit, assise au fond de la chaise capitonnée réservée aux visiteurs, j'attendais depuis quelques minutes, le cœur battant. Les secondes s'égrenaient comme des heures.

Enfin, le proviseur prit la parole, les mains jointes formant un triangle sur son bureau.

« J'ai entendu des rumeurs à votre sujet, dit-il en me fixant d'un air entendu.

Je tins à lui montrer une impassibilité sans faille. Cet homme ne se remettait jamais en question. Pire, abuser de son petit pouvoir l'amenait à croire qu'il était quelqu'un d'important.

Il balaya brusquement d'un geste de la main des cendres sur son bureau avant de reprendre sa position initiale. Les cendres volèrent un peu dans l'air avant de s'écraser sur le linoléum.

— Que ces rumeurs soient vraies ou fausses, peu m'importe. Madame Chiba confirme que le travail est fait et que vous la secondez comme convenu.

Cette fois, je laissai échapper ma surprise. La vieille secrétaire, malgré toutes ses remarques et ses coups bas, me tenait donc un peu en estime. Mieux, elle adossait ma demande de prorogation de contrat.

— Madame Chiba est fort aimable.

Il se leva de son large fauteuil au cuir abîmé et alla se poster près de la fenêtre.

— Je m'en remets à son jugement. Vous continuerez d'occuper votre poste à la rentrée ».

Je ressortis du bureau au bout d'une heure. Le proviseur s'était rassis dans son fauteuil et avait longtemps monologué, avant de me tendre les papiers. Pas une seule félicitation, pas un seul encouragement pour le travail fourni jusqu'alors. Il n'avait parlé que de lui.

Mais mon contrat de travail à temps partiel était signé. Le proviseur m'avait lancé un dernier regard en biais, suspicieux. Je m'étais levée et l'avais poliment remercié. Nul doute qu'il savait que je sortais avec Kensei mais considérant le calme relatif que j'avais réussi à implémenter dans divers aspects de l'administration de l'établissement, il devait penser qu'il avait davantage à gagner à me garder qu'à me renvoyer.

En retournant dans le secrétariat, je trouvai Minoru, installé à ma place, les jambes croisées sur le bureau et ses rangers posées sur un dossier. Un bras derrière la nuque, une épaule étirée vers le haut, il bâilla bruyamment.

Avant que j'aie eu le temps de le houspiller, il étira sur ses lèvres le petit sourire malicieux qui faisait son charme. La paume de sa main tenait appuyée une épaisse compresse sur l'un de ses yeux. Il avait le visage ravagé, couvert d'égratignures. Ses vêtements étaient également abîmés.

« Qu'est-ce qu'il t'est encore arrivé ?

Il fit la moue.

— Ton t-shirt est tâché de sang !

— Et troué, aussi. Ça va encore râler, ce soir chez moi ».

Son expression était devenue incertaine. Il me regarda un peu, sans prononcer un mot, puis une fois qu'il eut pris sa décision, prit une profonde inspiration avant de faire le tour du bureau et de s'assoir dessus.

Octopus - Tome 4 : La Pieuvre a trois coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant