Chapitre 1

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C'était la dernière fois que je le voyais.

Il ne le savait pas.

C'était étrange d'être la seule à détenir cette vérité. Ça teintait de nostalgie tous nos faits et gestes, ainsi que le décor qui nous entourait. Même les canards endormis sur le lac dégageaient un charme inattendu. Je suis très douée pour la nostalgie anticipative. Ce jour-là, je marchais dans un souvenir. Pas dans le mien, mais dans le sien. Je façonnais sa mémoire. J'avais longtemps tergiversé sur ma tenue. J'avais finalement opté pour un dos-nu rose et un short en jeans, une tenue très sexy. Mais maintenant j'avais l'impression que c'était un mauvais choix. Je pensais à cette petite robe blanche, lumineuse, que j'aurais dû porter. Il fallait peut-être que je le revoie encore une fois pour lui laisser une image plus marquante. Sauf que c'était déjà la troisième fois que j'acceptais de le voir pour « corriger nos adieux ». Je n'étais jamais satisfaite du souvenir que j'allais lui laisser.

Il fallait que je me résigne. L'image ne serait jamais parfaite. Mieux valait s'en remettre au temps pour lui conférer une luminosité éblouissante. Le temps peaufinerait les détails imparfaits, changerait les couleurs comme on sculpte un diamant. Le moment présent n'est jamais aussi beau que le souvenir qu'il nous laisse. Peut-être se souviendrait-il de moi dans ma petite robe à fleurs que j'avais si souvent portée cet été-là. Au fond, sa mémoire aussi choisirait les couleurs de nos adieux. Je ne pouvais pas contrôler tous les paramètres.

Néanmoins, ça me chiffonnait que cette dernière journée ne soit pas comme je l'aurais voulu. Tout était si bancal. Peut-être parce qu'au bout de la troisième tentative de rupture, on commence à se lasser, on n'a plus d'énergie pour façonner un joli départ. On est là et déjà plus là. Et puis il faut dire qu'il n'y mettait pas du sien. Ses mots sonnaient creux. Chaque fois qu'il ouvrait la bouche, j'avais envie de hurler : « Non, ne dis pas ça ! Dis-moi quelque chose de joli, de poétique, quelque chose qui fera frissonner nos mémoires. » Mais nos conversations étaient anodines, banales, inutiles. Et je peinais à rehausser le niveau.

J'ai regardé les canards endormis sur le lac. Ils se cachaient dans leurs plumes, comme si eux aussi refusaient de voir la réalité en face. C'était quand même incroyable que la vérité soit contenue toute entière dans ma petite tête et que personne autour de moi ne puisse la voir. Il était un peu aveugle tout de même. Je suis sûre que s'il m'avait dit adieu dans sa tête, moi je l'aurais entendu.

– Il paraît que c'est la dernière journée d'été, a déclaré Mattéo en allongeant son corps pour venir blottir sa tête près de ma cuisse ; ses cheveux ont effleuré ma peau. Il faut en profiter. Le soleil ne brillera plus jamais comme ça.

Ma mémoire a souri, a ouvert la porte d'entrée pour que les mots puissent s'y faufiler. Ça, c'était joli. J'avais envie qu'il se taise maintenant, surtout qu'il n'ajoute plus rien. Cette phrase était parfaite. On pouvait se quitter sur une telle phrase.

J'ai regardé les irisations sur la piscine au loin, la fontaine qui s'élevait en jets gracieux, les érables qui tentaient désespérément de sauver leurs feuilles d'une chute certaine, les canards qui s'obstinaient à dormir ou qui faisaient semblant, je les ai laissés rentrer dans ma mémoire, rejoindre la phrase pour que tout s'entremêle en un souvenir scintillant. J'ai refoulé l'odeur de Mattéo, par contre, qui elle aussi voulait s'incruster. Ils arrivaient en masse maintenant, les détails qui réclamaient leur place au grand panthéon des souvenirs mémorables. Ses boucles brunes, sa peau bronzée, son corps qui s'obstinait à être tout le contraire d'un corps discret. Je les ai tous recalés. Je ne voulais pas me souvenir de lui, juste de l'ambiance générale. Ma mémoire était pleine, repue, satisfaite à présent, comme un joaillier qui a bien entamé son œuvre et qui sait que le résultat sera à la hauteur, car les matières premières sont de qualité. Puis il a bougé et il a dit :

– Faut que j'aille aux toilettes.

Ma mémoire a résisté à cet outrage, a levé le barrage. Non, non, ces vilains mots, hors de question que je leur accorde la moindre attention, il fallait m'en débarrasser au plus vite. J'ai regardé son corps qui s'éloignait. Il a réveillé les canards en passant près d'eux. Il était en train de tout gâcher. Je ne voulais pas me souvenir de canards éveillés, ça n'avait aucun intérêt, aucune originalité, aucune portée romanesque.

Ma mémoire a ordonné à mes jambes de se lever. J'ai marché à vive allure jusqu'à la voiture. J'ai ouvert la portière et j'ai enclenché le démarreur. Au moment où j'ai braqué, le soleil a inondé la vitre comme pour imprimer sur le capot : « C'est la dernière journée d'été. Je ne brillerai plus jamais comme ça. »

J'ai imaginé Mattéo revenant des toilettes et ne me trouvant pas, arpentant le parc de long en large, demandant aux canards où j'étais passée, me cherchant dans la piscine qui brillait de mille feux, sous la fontaine aux jets gracieux et même dans les érables aux feuilles abimées.

Une partie de moi a aimé cette image, même si l'autre a pensé qu'elle était nulle et cruelle.

Mais tant pis. Je n'allais pas tout recommencer une quatrième fois.

De toute façon, il finirait bien par comprendre que le cœur est un objet inutile.

Lorsque j'ai poussé la porte de l'immeuble, j'ai entendu des bruits de percussions et la voix d'Irlanda qui disait : « Imaginez que vous êtes Winny l'ourson et que vous plongez vos mains dans une jarre pleine de miel, on récupère le miel tout autour du bocal. » J'ai jeté un coup d'œil à une multitude de femmes qui ondulaient des mains tout en bougeant le bassin. Irlanda m'a repérée et m'a fait un petit signe de tête amical. Je lui ai retourné son sourire avant de me dépêcher de regagner mon antre qui se situait juste au-dessus.

Une fois la porte refermée, j'entendais toujours la musique. Mais Irlanda me louait ce studio à bas prix, alors je n'allais pas m'en plaindre. Je me suis dirigée vers le frigo pour faire l'inventaire. J'avais l'estomac vide, le cerveau inerte et le cœur creux.

Pendant que je faisais chauffer de l'eau, j'ai sorti mon portable pour mettre de la musique. Je n'avais rien contre les chants arabes, mais tous les soirs, c'était un peu redondant.

L'écran m'a informée que j'avais quarante-deux appels en absence. Lorsque je m'étais arrêtée sur le bord de la route pour mettre mon téléphone sur silencieux, il n'y en avait que deux.

Quarante-deux appels.

C'était rien.

Ça allait passer.

Il finirait par se rendre à l'évidence.

J'ai mis son numéro sur liste noire pour ne plus voir ses appels. Comparé à mes précédentes ruptures, on pouvait estimer que je m'étais plutôt bien débrouillée. Je n'avais pas l'image de son visage furibond. Je ne l'avais pas vu. Je ne le verrais jamais.

En revanche, j'avais le souvenir de sa tête posée près de ma cuisse, de ses cheveux qui m'effleuraient, de la qualité du silence où j'entendais presque son sourire.

Non ! Ma mémoire a levé le barrage, appelant les canards à la rescousse. J'ai remplacé son sourire par les canards endormis sur le lac. Voilà, c'était mieux.

C'était la seule chose à retenir de cette journée.

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J'espère que ce premier chapitre vous a plu. N'hésitez pas à me donner votre avis tout au long du roman, je suis avide de critiques constructives et toutes vos remarques m'aideront à tirer ce roman vers le haut.

Petite question : Est-ce que vous êtes parvenu à la comprendre un peu ou est-ce que son comportement vous a paru étrange et incompréhensible ?

La théorie des cœurs bunkers - Sous contrat d'édition Hachette RomansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant