Chapitre 14

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À l'université j'ai rencontré Liam. Assez beau, plutôt intelligent, extrêmement gentil. J'ai accepté de laisser nos destins s'entremêler, mais pas à la manière d'un nœud, plutôt comme deux oiseaux qui se posent sur la même branche pour chanter ensemble. C'était léger, amusant, agréable. Mais je savais qu'un jour ou l'autre, il prendrait son envol. Alors j'ai décidé de m'envoler la première. Je le lui ai annoncé sous le chêne où nous avions l'habitude de nous retrouver après les cours.

Liam n'a pas compris.

– Je croyais que ça se passait bien entre nous.

– Oui, ça se passait bien, me suis-je forcée à répondre, mais je crois qu'on a fait le tour de ce qu'on avait à s'offrir. C'est mieux d'en rester là.

– Mais j'ai des sentiments pour toi, a-t-il protesté.

Quelque chose a craqué là-haut dans le chêne – ou peut-être était-ce le bunker qui était en train de se fissurer. Il avait prononcé ce mot « sentiment » avec autant de conviction que s'il avait affirmé qu'un homme avait marché sur la lune.

– Tu crois que tu as des sentiments pour moi, mais c'est une illusion, ai-je rétorqué froidement.

– Bien sûr que non. Je t'aime. Je sais ce que je ressens.

Ce « Je t'aime » m'a provoqué une étrange répulsion, un sursaut de révolte, comme s'il s'agissait d'un cadeau offert par la mauvaise personne. J'ai secoué la tête en me demandant comment j'allais lui faire entendre raison. Puis je me suis souvenue du cours que nous avions eu plus tôt dans la matinée.

– Tu sais quand David Hume dit que nous ne pouvons être certains que la chaise sur laquelle nous sommes assis, la table sur laquelle nous écrivons existent réellement, qu'il est impossible de prouver que ces choses ont une existence en dehors de notre esprit ? Eh bien, c'est pareil pour les sentiments. Tout ça pourrait n'être qu'un vaste rêve.

J'ai redressé la tête, fière de mon argument. J'aurais pu écrire une dissertation implacable sur le sujet. Au fond, l'amour était une notion extrêmement subjective. Personne ne détenait la preuve irréfutable de son existence. Le cœur n'était qu'un organe. Les sentiments, le mot que nous mettions pour traduire ses battements.

– Tu es bizarre.

Ce n'était pas vraiment la réaction escomptée.

– Non, je suis éveillée. Toi, tu rêves.

– Désolé, mais j'ai l'impression d'avoir davantage les pieds sur terre que toi.

– Les sentiments n'existent pas, ai-je réitéré, pleine de véhémence. C'est un mirage créé par notre société pour qu'on achète des livres, qu'on aille au cinéma parce que finalement l'amour il n'y a que là qu'on peut le trouver vraiment. On ne le rencontre jamais dans la vraie vie.

Le chêne a grincé une nouvelle fois ou peut-être était-ce le bruit de son cœur qui était en train de s'éclipser. Quelque chose qui ressemblait à du mépris ou de la déception venait d'apparaître dans son regard.

– Alors on se quitte parce que peut-être tu n'existes pas et peut-être je suis en train de rêver ?

– Je n'ai pas dit ça, ai-je rétorqué, agacée qu'il déforme mes propos. J'ai juste dit que tes sentiments étaient une illusion.

– Quand bien même ce serait une illusion, quelle importance ça a ? Si cette illusion nous rend heureux.

J'avais le vide au bord des lèvres. Le bunker était verrouillé. Tout ce qu'il pourrait dire ne changerait rien.

– Alors tu n'as plus rien à ajouter ? Même pas une citation de ce cher David Hume ?

Son ton, cette fois, ne laissait aucun doute. Il me détestait. Je venais de détruire les sentiments ou l'illusion de sentiments qu'il nourrissait pour moi. Je me suis forcée à garder le silence. Les gens partent plus facilement lorsque vous ne faites rien pour les retenir. Le moindre mot suffit à raviver l'espoir. Toute tentative de discussion est vite interprétée comme une tentative de réconciliation. J'avais dit ce que j'avais à dire. Maintenant je n'avais plus qu'à laisser les mots creuser leur chemin.

Je suis donc restée là, silhouette immobile, plus inexpressive que le chêne lui-même, jusqu'à ce qu'il secoue la tête d'un air dédaigneux et s'éloigne.

Nous ne nous sommes plus jamais adressé la parole.

Ce soir-là, dans mon bottin des phrases impardonnables, j'ai noté les mots qu'il avait prononcés. Trois mots qui me paraissaient à présent une absurdité. Une utopie. Une chimère. Une perte de temps.

Je t'aime.

Je l'ai consigné telle une phrase sans fondement que je ne voulais plus jamais entendre de ma vie. Si Tristan n'avait pas su me le dire, je ne voulais l'entendre de la bouche de personne.


La théorie des cœurs bunkers - Sous contrat d'édition Hachette RomansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant