La théorie des cœurs bunkers - Sous contrat d'édition Hachette Romans

Chapitre 28

Mars est arrivé avec sa douceur printanière, son soleil timide et ses premiers frémissements de rose et de blanc dans les cerisiers. Cela faisait cinq mois que je sortais avec Laslo et toujours aucun signe précurseur d'une catastrophe imminente. À croire que j'avais enfin trouvé un garçon capable de savourer l'instant présent sans s'encombrer de grandes réflexions au sujet de nos sentiments respectifs. Parfois il s'étonnait de mes goûts, de mon aversion pour les comédies romantiques et les chansons d'amour, mais il ne m'en tenait pas rigueur. Il ne m'inondait pas de textos ni de cadeaux, ne me disait pas « Je t'aime » après m'avoir fait l'amour – car oui, nous avions enfin franchi cette étape. Il m'offrait juste les câlins et la complicité dont j'avais besoin. Irlanda s'amusait souvent à me taquiner en me disant que c'était un jardinier hors pair, car il arrivait à cultiver mon sourire.

Je n'avais rien à reprocher à Laslo.

Néanmoins, je savais par expérience que c'est précisément au moment où tout est « trop beau pour être vrai » que les garçons commençaient à perdre la tête et à s'engouffrer dans une voie sans issue. C'est pourquoi, ce jour-là, lorsque Laslo a ouvert la portière en me disant : « J'aimerais t'emmener quelque part », puis qu'il a fait quatre-vingt kilomètres pour me faire asseoir sur un banc en pleine nature face à une vue magnifique où le soleil commençait à se dissoudre en une aquarelle somptueuse, j'ai paniqué.

J'ai cherché un sujet de conversation léger pour dissoudre ce sentiment de panique. Je me suis emparée d'un fait insolite que j'avais appris récemment.

– Tu sais comment la chenille devient un papillon ? Je veux dire, tu sais ce qui se passe à l'intérieur de la chrysalide ?

Laslo n'a pas paru spécialement surpris par la question. Le cadre verdoyant qui nous entourait paraissait s'y prêter.

– Je suppose qu'il lui pousse des ailes.

– Pas du tout. Si tu ouvres un cocon, tu ne trouveras que du liquide à l'intérieur. Le corps de la chenille se dissout intégralement, puis ses molécules s'agencent d'une autre façon pour former un papillon.

– C'est incroyable, a-t-il lâché, tout en semblant à moitié écouter ce que je disais.

En fait, cette information m'avait été apprise pendant le cours de psychologie sociale. Le professeur avait pris l'exemple de la chrysalide pour nous expliquer que lorsqu'une personne se métamorphosait, elle devenait une autre et cette autre n'était ni la personne qu'elle était avant ni la personne qu'elle deviendrait. La plupart du temps, la métamorphose n'aboutissait pas, car les gens finissaient par redevenir ce qu'ils étaient initialement, mais pendant un instant ils avaient contenu la promesse d'un changement. J'ai passé sous silence le fait que ce processus de métamorphose frappait les humains dans deux cas : quand ils devenaient fous ou quand ils tombaient amoureux. C'étaient les deux instants de la vie d'un individu où son identité pouvait basculer radicalement.

– J'aimerais te dire de quelque chose, a annoncé Laslo en me prenant la main.

Sa voix était saturée d'une émotion qui semblait le rendre vulnérable. J'ai pensé : « C'est le début de la fin. » Je lui en voulais. Pourquoi fallait-il qu'il gâche tout ? Pourquoi ne s'était-il pas contenté de me ramener chez moi pour me déshabiller et me faire l'amour sauvagement ? Ces mots, qu'il semblait pressé et nerveux de prononcer, je ne les sentais pas du tout. Ou plutôt si, je sentais qu'ils avaient le parfum écœurant des soleils couchants sirupeux. Le ciel multipliait les couches de grenadine et de citron comme pour me prévenir de ce qui m'attendait. La nature devant nous avait cet aspect romantique qui aurait pu servir de décor à un film où les personnages finissent par s'embrasser au milieu des fleurs.

Laslo a entremêlé nos doigts, comme s'il voulait faire de moi sa prisonnière. C'est bien la première fois que j'ai détesté sentir nos peaux fusionner.