Chapitre 3

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Chaque semaine, monsieur Bodova, notre prof de sociologie, nous mettait à l'épreuve. Il nous lisait un texte et nous devions deviner de quoi l'auteur parlait même si cela n'était pas clairement mentionné. La semaine précédente, il nous avait lu une description de la vie des éléphants et tout le monde avait cru qu'il s'agissait d'une famille humaine. Une autre fois, il avait choisi un extrait de la biographie de Madonna et certains avaient cru y reconnaître le désir de conquête de Napoléon. Aujourd'hui, monsieur Bodova arborait un sourire non dissimulé, certain qu'il allait encore nous duper. J'étais bien déterminée à trouver la bonne réponse pour lui prouver que je n'étais pas facile à berner.

– Eh bien, a-t-il commencé, écoutez donc ceci. « L'homme qui les éprouve a l'impression qu'il est dominé par des forces qu'il ne reconnaît pas comme siennes, qui le mènent, dont il n'est pas maître. Il se sent comme transporté dans un monde différent de celui où s'écoule son existence privée. La vie n'y est pas seulement intense, elle est qualitativement différente. L'individu se désintéresse de lui-même, se donne tout entier aux fins communes. Cette vie plus haute est vécue avec une telle intensité et d'une manière tellement exclusive qu'elle tient presque toute la place dans les consciences, qu'elle en chasse plus ou moins complètement les préoccupations égoïstes et vulgaires. »

Après avoir délaissé sa feuille, monsieur Bodova nous a scrutés avec un brin de réjouissance et de provocation :

– Alors selon vous, de quoi parle l'auteur ? Quelles sont ces forces supérieures ici décrites ?

Un élève a levé la main.

– Ça parle de religion. Du sacrifice religieux, de la dévotion.

Monsieur Bodova a hoché la tête, non pour valider la réponse mais pour signifier qu'il en prenait note.

– D'autres hypothèses ? a-t-il hasardé en parcourant la salle du regard.

– J'ai l'impression que ça parle d'amour, a proposé une jeune fille au pull multicolore.

C'était la première idée qui m'était venue à l'esprit, mais ça paraissait trop évident. Qu'est-ce qui pouvait nous contrôler, nous propulser dans un monde différent où la vie était plus intense, mais où on s'oubliait, on se désintéressait de soi-même pour réaliser les fins communes ?

J'ai levé la main, prise d'une inspiration subite.

– On dirait la description d'une personne qui entre dans une secte.

De l'amour au lavage de cerveau, il n'y avait qu'un pas que mon cerveau avait vite franchi.

Le sourire de monsieur Bodova s'est agrandi, mais impossible de savoir si c'est parce que j'avais donné la bonne réponse ou s'il se réjouissait que personne ne parvienne à la trouver.

– Il s'agit d'un texte de Durkheim sur la Révolution française, a-t-il fini par révéler.

Quelques murmures de surprise et d'incompréhension se sont élevés.

– Durkheim décrit les émotions qui se manifestent dans tout mouvement révolutionnaire. Mais vos réponses n'étaient pas dénuées d'intérêt. Il aurait pu s'agir de la description du mouvement étudiant, du mouvement féministe, du mouvement islamiste, d'un mouvement sectaire, a-t-il dit en posant son regard sur moi, ou encore de la passion amoureuse. Car tous ces phénomènes ont un point en commun. Lequel, à votre avis ?

– Ils rendent fous, a lâché quelqu'un, ce qui a déclenché l'hilarité générale.

– Il s'agit de mouvements collectifs, a expliqué notre prof, restaurant le silence. Ce « collectif » peut désigner deux personnes dans le cas d'une passion amoureuse ou des milliers dans le cas d'un mouvement religieux ou politique. Tout mouvement collectif met en œuvre le même type d'émotion : foi, enthousiasme, sensation de l'individu d'être lié aux autres par une cause commune, des valeurs qui les dépassent.

La théorie des cœurs bunkers - Sous contrat d'édition Hachette RomansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant